NEW YORK, 13 avril 2015 (IRIN) - « Milieu urbain » semble être la nouvelle expression à la mode dans les cercles humanitaires, mais les agences d’aide ont été lentes à la traduire en actions concrètes.
L’expansion urbaine engendrée par les conflits est de plus en plus citée comme étant une source de fragilité vouée à façonner la réponse humanitaire dans les années à venir. Un mélange toxique de pauvreté, de catastrophes naturelles, de changement climatique et de conflits qui menace la survie des populations les plus vulnérables au monde. Et dans un monde qui s’urbanise, les situations d’urgence seront de plus en plus concentrées dans les villes.
Mais les acteurs humanitaires peinent à s’adapter. Habitués à intervenir dans des zones de guerre reculées ou en réponse à une catastrophe naturelle, ils ont tardé à développer l’éventail plus complexe des compétences requises pour évaluer et répondre aux situations opaques d’urgence urbaine.
Réveil tardif
Pour la première fois de l’histoire, la population urbaine excède la population rurale. Des statistiques révèlent un chevauchement alarmant entre accroissement rapide de la population, pauvreté et bidonvilles urbains. D’après le Centre de surveillance des déplacements internes (IDMC), la population urbaine des pays pauvres et fragiles a augmenté de 326 pour cent ces 40 dernières années ; cette tendance devrait se poursuivre en Asie et en Afrique.
Dans le même temps, les facteurs de conflit évoluent.
« Avec l’avènement des chaînes d’approvisionnement mondiales et des technologies de communication, nous assistons à une fusion des formes de violences politiques, criminelles et extrémistes », a dit Robert Muggah, directeur de recherche à l’Institut de Igarapé, un groupe de réflexion brésilien. « Nous constatons également une implication croissante des civils, que ce soit en tant que victimes ou en tant qu’auteurs. »
Du fait de ces tendances, exacerbées par la « turbo-urbanisation » comme il l’appelle, il est de plus en plus difficile de faire la distinction entre les conflits armés formels et les « autres situations de violence », telles que les violences liées aux gangs et à la drogue dans de nombreuses villes latino-américaines.
Pourtant, les agences humanitaires des Nations Unies « ont pris conscience de cette réalité assez tardivement », d’après John De Boer, conseiller politique principal au Centre de recherche politique de l’université des Nations Unies (UNU). Il attribue cette prise de conscience tardive à une réticence à sortir des schémas d’intervention « cloisonnés » et à une « paralysie » s’agissant « de la mise au point de systèmes et de structures pour répondre efficacement ».
M. Muggah, qui a récemment consacré un article de blog à la question, a dit que les agences humanitaires et de développement avaient été « relativement lentes à réagir ».
Pour Kevin Savage, directeur de recherche humanitaire chez Vision du monde, le secteur humanitaire est dominé par de grandes agences « dont l’évolution prend du temps ».
Mais à l’approche du Sommet mondial de l’humanitaire de 2016, les débats sur la question s’intensifient. La Banque mondiale, l’UNU, la Commission européenne, le Forum économique mondial, UNICEF, Vision du monde et de nombreux autres organismes « se sont saisis du problème », a dit M. Muggah.
Règles d’engagement
Mais quand est-ce que la violence urbaine constitue-t-elle une crise humanitaire ?
« Dans les bidonvilles urbains, le niveau de vie est souvent inférieur aux seuils minimaux fixés par les bonnes pratiques humanitaires », souligne Ronak Patel, directeur du programme Urbanisation et crises de l’Initiative humanitaire d’Harvard (Harvard Humanitarian Initiative, HHI).
« Dans certaines villes, les niveaux de violence semblent dépasser le seuil qui justifierait de les définir comme situations apparentées à un conflit armé », affirme un « document d’enseignement » publié l’année dernière par le Réseau d’apprentissage actif pour l’obligation de rendre des comptes et la performance dans l’action humanitaire (ALNAP), qui conseille les acteurs humanitaires sur la marche à suivre en situation de violence urbaine.
Tandis que les scénarios de violence deviennent de plus en plus troubles, c’est également le cas des règles d’engagement. Les conflits urbains ne relèvent pas nécessairement du droit international humanitaire (DIH), ce qui crée des zones de flou juridique pour l’action humanitaire.
Et dans un environnement urbanisé, la frontière entre intervention humanitaire – réponse sur mesure à une situation d’urgence – et développement – approche orientée vers une implication à long terme au sein des communautés – est également de moins en moins nette.
« Nous sommes confrontés à un nouveau problème de taille », a dit Stephanie Kayden, qui travaille elle aussi pour l’Initiative humanitaire d’Harvard. Elle prédit un « changement radical » du secteur de l’aide, alors que les agences humanitaires envisagent de s’impliquer dans des programmes de réduction de la violence à plus long terme. « Cela dérange un grand nombre d’intervenants du secteur car ça commence à ressembler davantage à du développement, et de moins en moins à de l’aide humanitaire. »
Or les intervenants habitués aux situations d’urgence n’ont pas tous les compétences requises.
« Le changement infrastructurel requis à long terme transcende la capacité des acteurs humanitaires », a dit Patricia McIlreavy, directrice principale des politiques humanitaires au consortium d’ONG InterAction. « Nous n’avons ni les fonds, ni le calendrier. »
Cela étant dit, les agences d’aide humanitaire sont aujourd’hui embourbées dans des situations d’urgence prolongées – de la Syrie au Soudan du Sud, en passant par la République démocratique du Congo et la Somalie – qui ne montrent aucun signe d’amélioration. La durée moyenne de déplacement dans le cadre des principales crises de réfugiés est de 20 ans.
Mme Kayden est favorable à un partenariat rapproché avec le secteur du développement, qui peut réaliser « le gros du travail ».
Une crise existentielle
Mais qui fixe la limite ? Où l’action humanitaire doit-elle s’arrêter ?
Pour Mme McIlreavy, le secteur humanitaire doit se saisir des nouvelles dynamiques urbaines. Les réfugiés, par exemple – comme ceux ayant fui la Syrie pour la Jordanie ou le Liban – sont de plus nombreux à s’installer en milieu urbain. En revanche, elle n’est pas convaincue que les acteurs humanitaires doivent intervenir sur la question de la violence liée aux gangs.
« Les acteurs humanitaires sont tenus de se rendre là où personne d’autre ne le fait, mais comment peut-on s’assurer de ne pas servir d’excuse aux acteurs du développement pour ne pas s’attaquer aux causes profondes de la violence – comme le manque d’éducation et la pauvreté ? »
Du point de vue de M. Muggah, la mutation des formes de violence et l’urbanisation croissante génèrent une « crise existentielle » au sein de la communauté humanitaire au sens large. Alors que les organisations les plus orthodoxes « s’accrochent à l’idée que l’aide doit être fournie par des acteurs neutres, impartiaux et indépendants, de manière ciblée », d’autres « agences aux mandats multiples sont moins attachées à ces principes et commencent à tester de nouvelles approches pour prévenir la violence et promouvoir la résilience dans les villes ».
Des organismes comme Médecins sans frontières (MSF) et le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) vont de l’avant, en instaurant des programmes dans des villes minées par la violence au Mexique, au Honduras, au Salvador, au Guatemala et au Brésil – des endroits constituant « une sorte de laboratoire, une expérience grandeur nature pour les agences humanitaires qui y tentent de prévenir la violence et de renforcer la résilience », a dit M. Muggah.
MSF travaille en étroite collaboration avec les autorités sanitaires dans des régions comme Tegucigalpa, Ixtepec, Bojay et Apaxco pour doper les prestations de santé existantes là où les services locaux sont submergés par des conflits intenses et prolongés liés aux gangs. L’ONG joue un rôle de supervision et de soutien, en transférant ses connaissances plutôt que de mener la danse. L’objectif est d’asseoir sa présence une fois que l’ampleur des besoins aura été mieux cernée.
« Ces scénarios sont en train de devenir une réalité. Nous devons nous y préparer », a dit Gustavo Fernandez, directeur programme chez MSF pour le Guatemala et le Honduras.
D’après lui, les acteurs internationaux sont trop peu nombreux à intervenir dans les grandes métropoles. « Le niveau des violences et l’impact qu’elles ont sur les systèmes de santé et les individus mériteraient que la communauté humanitaire s’y intéresse davantage. »
Il reconnaît que les crises massives et prolongées secouant le Moyen-Orient et l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, par exemple, ont accaparé l’énergie, l’attention et les financements. Mais il ajoute que là où les besoins sont exprimés et où des programmes sont développés, il est possible de trouver des fonds.
Effet CNN
Les catastrophes de grande ampleur et les situations de guerre totale ont tendance à faire de meilleures unes que l’insidieuse violence urbaine : il est plus facile pour les agences d’aide humanitaire de lever des fonds et « d’attirer l’attention sur des crises, contrairement aux acteurs de développement », a ajouté M. Patel.
Mais les crises urbaines peinent à trouver leur place à l’agenda. « Il est aujourd’hui beaucoup plus courant de parler de “questions urbaines” qu’il y a quelques années », a dit M. Savage de Vision du monde.
Par exemple, lorsque les populations ont commencé à fuir les violences urbaines au Honduras, au Guatemala et au Mexique l’année dernière, le président des États-Unis Barack Obama a qualifié l’arrivée de milliers de réfugiés aux États-Unis de « crise humanitaire ». Ces déclarations ont déclenché l’« effet CNN », a dit M. Savage. « Lorsque la nouvelle a finalement été reprise par les médias aux États-Unis, ça a fait une différence pour nous. »
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