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Tunisia

Soulèvements populaires en Afrique du Nord et au Moyen-Orient (IV): La voie tunisienne

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SYTHESE ET RECOMMANDATIONS

La Tunisie est le pays où tout a commencé. C’est également le pays où la transition démocratique présente aujourd’hui les plus fortes chances de succès. Les raisons en sont multiples, mais la plus significative réside dans l’ac­tivisme politique et la mobilisation sociale qui ont marqué l’histoire contemporaine du pays et que des décennies de répression n’ont pu mettre à mal. Cette tradition aura fortement aidé la nation pendant le soulèvement, lors duquel travailleurs, sans-emplois, avocats et membres de la classe moyenne conjuguèrent leurs forces en un vaste mouvement. Elle devra à nouveau être mise à contribution alors que la Tunisie affronte des défis majeurs : comment satisfaire à la fois l’envie d’un changement profond et l’impé­ratif de stabilité ; comment intégrer l’islamisme dans le nouveau cadre politique ; et comment remédier aux immenses problèmes socio-économiques qui furent à l’origine de la révolution politique mais qu’en elle-même cette révolution est incapable de résoudre.

Avec le recul, la Tunisie possédait tous les ingrédients requis pour un soulèvement. N’eut égard au soi-disant miracle économique, des franges entières du pays étaient systématiquement ignorées par le régime. Le taux de chômage grimpait, surtout parmi les jeunes et les diplômés. Le sentiment de détresse provoqué par de telles disparités sociales, générationnelles et géographiques trouva son expression dans l’immolation, le 17 décembre 2010, d’un jeune chômeur diplômé originaire d’une petite ville. Son suicide devint très vite le symbole d’un malaise bien plus étendu. Après sa mort, un nombre important de jeunes se sont mis à manifester dans le sud et le centre du pays, réclamant du travail, des perspectives sociales et de meilleures infrastructures dans le domaine de l’éducation comme de la santé.

Le soulèvement se propagea géographiquement et politiquement. Les syndicats jouèrent un rôle crucial. D’abord hésitante, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) prit bientôt la tête du mouvement. Bousculée par ses branches locales plus militantes et craignant de perdre le soutien de sa base, l’UGTT mobilisa un nombre toujours plus important d’activistes dans un nombre croissant de villes, Tunis y compris. Les chaînes de télévision satellite et les formes modernes de communication – tels Facebook et Twitter – ont pu répandre le mouvement à la jeunesse des classes moyennes et de l’élite. Au même moment, la violence utilisée contre les manifestants a permis de faire le lien entre revendications sociales et demandes politiques. L’image que projetait le régime de lui-même étant celui d’une répression policière aveugle, c’est logiquement ainsi que les manifestants le percevaient. Rien n’aura davantage contribué à solidariser le peuple avec le soulèvement que la manière dont Ben Ali a choisi de la mater.

Le régime quant à lui aura vu ses bases de soutien rétrécir de façon dramatique. A son heure fatidique, le président Zine el-Abidine Ben Ali se trouva pratiquement seul. Avec le temps, ce qui fut un jour un Etat se confondant à un parti devint quasiment la propriété privée du président et de sa famille. Les ressources économiques autrefois partagées parmi les membres de l’élite furent de plus en plus monopolisées par Ben Ali et son épouse, Leïla Trabelsi ; le secteur privé en paya le prix cher. Le parti au pouvoir, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), n’offrait plus d’avantages à ses membres ; fait significatif, il fut incapable d’organiser la moindre manifestation en faveur du régime malgré de nombreux appels à cet effet provenant de l’entourage du président. De même, l’armée aura souffert sous Ben Ali qui ne lui faisait guère confiance ; en retour, les militaires faisaient preuve de loyauté envers l’Etat non envers le régime. Même les services de sécurité ne bénéficiaient guère du soutien de Ben Ali, à l’exception de la garde présidentielle dont le traitement de faveur ne faisait qu’attiser le ressentiment des autres.

Le soulèvement fut marqué par ces dynamiques contrastées qui ont simultanément renforcé le soutien à la révolution et multiplié les défections vis-à-vis du régime : ressentiment populaire, mobilisation d’une jeunesse faisant usage de moyens de communication modernes, implication des forces politiques et des syndicats, et un pouvoir affaibli qui s’était coupé de ses soutiens traditionnels. A chaque étape, la réponse du régime – de l’usage de la force létale aux réactions tardives et déconnectées de Ben Ali – a permis de transformer ce qui fut au départ un mouvement populaire plus ou moins spontané et localisé en une révolution nationale décisive.

Lorsque Ben Ali prend la fuite le 14 janvier, rien n’est encore joué. Le pays fait face à trois défis fondamentaux. Depuis, il a réalisé d’importants progrès concernant le premier, a pris un départ encourageant pour le second, alors que tout reste à faire pour le dernier.

Premier chantier : mettre en place des institutions transitionnelles capables de rassurer ceux qu’inquiète un possible retour en arrière et d’apaiser ceux qu’effraie la perspective du chaos. La route fut semée d’obstacles. Aux yeux de beaucoup, le premier gouvernement post-Ben Ali était une copie conforme de celui qui le précédait, avec des revenants du RCD, y compris des membres de l’ancienne équipe au pouvoir. L’opposition répliqua en créant un conseil qui prétendait incarner la légitimité révolutionnaire. Après un bras-de-fer et plusieurs faux départs, un équilibre institutionnel plus ou moins consensuel semble avoir été trouvé. Les ministres controversés ne font plus partie du gouvernement et la commission chargée de la transition a été élargie pour faire place à de nombreux représentants du monde politique et de la société civile. Les élections pour une assemblée constituante – une demande clé des manifestants – devraient avoir lieu en juillet.

L’expérience tunisienne comporte de nombreuses leçons. Les dirigeants qui au départ succédèrent à Ben Ali auront souffert de n’avoir ni élargi le cadre de leur consultation ni clairement communiqué leur politique ; en faisant preuve de souplesse et en se montrant à l’écoute des demandes populaires, leurs propres successeurs ont pu par la suite éviter au pays une crise politique majeure.

Second impératif : intégrer les islamistes dans un champ politique remanié. La Tunisie aborde ce problème avec des atouts non négligeables. An-Nahda, principale formation islamiste du pays, se distingue en effet de nombreux de ses homologues arabes par son pragmatisme, ses contacts avec d’autres forces politiques et sa perspective intellectuelle sophistiquée. De même, certains partis laïques ont cherché, au fil des ans, à bâtir des ponts avec le mouvement. An-Nahda s’est montré discret pendant le soulèvement et, depuis la révolution, a cherché à rassurer. Mais la méfiance réciproque demeure. Les organisations féministes en particulier doutent de la sincérité du mouvement et craignent pour les droits des femmes. Quant aux islamistes, ils vivent toujours avec la mémoire de la répression brutale des années 1990 lorsqu’An-Nahda fut systématiquement écrasé par le régime de Ben Ali.

Le troisième défi est également le plus urgent : s’atteler aux profonds griefs socio-économiques. Pour les nombreux citoyens qui sont descendus dans les rues, le désespoir matériel était un facteur décisif. Bien sûr, ils réclamaient également la liberté et les droits démocratiques, et ils ont toutes les raisons de se réjouir des progrès qui ont été réalisés dans ces domaines. Mais la victoire politique qu’ils ont obtenue aura peu fait pour changer les conditions qui furent aux origines de la révolte. Au contraire : la révolution a ravagé la saison touristique ; l’instabilité régionale a fait grimper le prix de l’essence ; l’incertitude a ralenti l’investissement étranger ; et, plus récemment, le conflit libyen a provoqué un afflux de réfugiés.

Une conjoncture économique difficile s’est ainsi aggravée. En l’absence d’initiatives internes fortes et d’une généreuse contribution internationale, on peut s’attendre à de nouvelles émeutes sociales conjuguées à une forte impression d’inégalités régionales et un sentiment de dissociation politique entre le nord et les régions du sud et du centre.

Pourtant, en dépit de ces défis, la Tunisie demeure pour l’instant un objet d’espérance plutôt que de craintes. Ce n’est ni l’armée ni un groupe de politiciens qui mènent la transition mais plutôt un mélange hétérogène d’institu­tions, de forces politiques, de syndicats et d’associations qui cherchent, par la voie du dialogue et des négociations, un compromis. Pour la région et le reste du monde, c’est là une raison suffisante de continuer à prêter attention à la Tunisie et de l’aider à poursuivre son chemin.

RECOMMANDATIONS

A l’attention du gouvernement tunisien, de l’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, la réforme politique et la transition démocratique, et des commissions nommées par le gouvernement transitoire :

  1. Présenter de manière publique et régulière le travail du gouvernement, de l’Instance supérieure, ainsi que de l’ensemble des autres commissions.

  2. Travailler avec l’ensemble des partenaires sociaux sur la question de l’emploi, de la protection des plus démunis et de la réinsertion des diplômés chômeurs.

  3. Renforcer les prérogatives du ministère du Développement régional, en établissant un plan d’urgence sociale pour les régions défavorisées.

  4. Travailler à la réinsertion sociale des anciens prisonniers politiques, notamment par un système d’aide au retour à l’emploi, à la formation et à l’indemnisation des familles.

  5. Continuer à réformer les services de sécurité, notamment en :

a) créant une commission chargée de la réforme et de la centralisation des services, associant des représentants des organisations de la société civile et des droits de l’homme ainsi que des ministères de l’Intérieur et de la Justice ;

b) rendant public, sur la base d’informations récoltées par le ministère de l’Intérieur et des organisations des droits de l’homme, l’organigramme interne des forces de sécurité et de police ; et

c) mettant en place un programme de formation des forces de sécurité avec l’aide de partenaires internationaux.

A l’attention du gouvernement tunisien, de l’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, des partis politiques, des syndicats et des mouvements associatifs tunisiens :

  1. Organiser une conférence nationale sur les droits des femmes associant l’ensemble des mouvements politiques et associatifs, y compris islamistes, dans le but d’aboutir à un plan national visant à promouvoir l’intégration et la défense des droits des femmes dans le monde du travail et dans la représentation politique.

A l’attention des partis politiques tunisiens :

  1. Assurer, en vue des prochaines élections pour une Assemblée nationale constituante, l’intégration sur leurs listes électorales des jeunes, des femmes et de représentants des régions et de membres indépendants des partis politiques, issus de la mouvance associative et des droits de l’homme.

A l’attention des institutions financières inter­nationales, y compris la Banque africaine de développement, et les pays membres des Nations unies, en particulier les membres de la Ligue arabe et de l’Union européenne, les Etats-Unis et la Suisse :

  1. Rééchelonner le paiement de la dette externe tunisienne et travailler sur un audit de la dette, en collaboration avec le gouvernement tunisien et les partenaires sociaux de manière à déterminer ce qui relève de la dette réelle et ce qui relève de malversations liées aux pratiques passées du président Ben Ali et de sa famille, violant les normes légales du pays débiteur et des pays créanciers.

  2. Aider le gouvernement tunisien dans l’accueil des réfugiés provenant de Libye à la frontière tunisienne, par une politique d’aide humanitaire immédiate, d’aide au retour des réfugiés non-tunisiens et non-libyens dans leur pays natal, d’aide à l’insertion temporaire des réfugiés libyens en Tunisie, et d’aide logistique à l’armée tunisienne dans la sécurisation des frontières.

  3. Travailler en coordination avec le gouvernement tunisien à la continuation de la politique de gel des avoirs de la famille Ben Ali à l’étranger, et à favoriser dans des délais raisonnables, et selon le respect des législations nationales concernées, la récupération de ces avoirs par le gouvernement tunisien.

  4. Organiser une conférence de soutien économique à la Tunisie en partenariat avec le gouvernement tunisien, des représentants de la société civile et des mouvements associatifs et syndicaux, en vue de coordonner l’aide économique internationale.

Tunis/Bruxelles, 28 avril 2011