Le 11 février 2025
Recommandations dans la perspective de la conférence internationale sur la Syrie accueillie à Paris le 13 février 2025
Monsieur le Ministre,
Nous vous écrivons en amont de la conférence internationale sur la Syrie que la France s’apprête à accueillir, le 13 février, pour appeler votre gouvernement ainsi que les autres gouvernements et institutions internationales participants, à soutenir la voie du respect des droits humains, de la justice et de la lutte contre l'impunité pour tous les Syriens à travers des engagements et des actions concrets. Nous notons également avec satisfaction la possible tenue, prochainement, de la neuvième Conférence de Bruxelles sur le soutien à l'avenir de la Syrie et de la région.
Le renversement du gouvernement de Bachar al-Assad en décembre dernier a créé une opportunité historique de faire progresser la justice et l'État de droit en Syrie en s’assurant que les auteurs de crimes atroces commis pendant si longtemps rendent des comptes et en mettant en place des réformes en matière de gouvernance, de justice et de sécurité qui protègent et respectent les droits civils, politiques et socio-économiques.
Après treize ans de guerre et des décennies d'autoritarisme brutal, il est essentiel que les autorités de transition syriennes, avec le soutien des partenaires régionaux et internationaux de la Syrie ainsi que des organisations internationales, veillent à ce que les efforts de reconstruction soient inclusifs et permettent à tous les Syriens d’exercer leurs droits fondamentaux et à la société civile de prospérer. La société civile syrienne devrait être largement impliquée et consultée dans le cadre de ces efforts.
La conférence internationale de cette semaine à Paris, ainsi que celle qui se tiendra prochainement à Bruxelles devraient être l'occasion pour votre gouvernement, l'Union européenne et les autres États membres de l'UE d'élaborer une stratégie claire pour soutenir les aspirations et les besoins en matière de protection des droits exprimés par de nombreux Syriens et Syriennes et organisations de la société civile, et d'agir résolument dans ce sens.
À cet égard, nous souhaitons porter à votre attention et à celle des gouvernements de l’UE les recommandations suivantes, portant sur cinq questions clés : la justice et la responsabilité ; les sanctions ; le soutien à la reconstruction et l'aide aux civils ; les garanties et protections relatives aux droits humains ; la protection internationale des réfugiés et des demandeurs d'asile.
Justice et responsabilité
- Inciter les autorités de transition syriennes à prendre d'urgence des mesures pour sécuriser et préserver les preuves matérielles des crimes internationaux graves à travers le pays, notamment en coopérant avec et en s'appuyant sur des experts internationaux ;
- Soutenir et renforcer d'urgence les efforts de documentation et d'enquête en cours, notamment en augmentant le financement du Mécanisme international, impartial et indépendant (IIIM) et d'autres initiatives judiciaires existantes sur la Syrie ;
- Inciter les autorités de transition à inviter les observateurs indépendants tels que le IIIM, la Commission d'enquête des Nations unies sur la Syrie et l'institution internationale indépendante sur les personnes disparues en Syrie ; à coopérer pleinement avec ces instances et leur garantir un accès sans entrave ;
- Appeler les autorités de transition à ratifier le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI) ; à accorder à la Cour une compétence rétroactive par le biais d'une déclaration et à mettre la législation nationale en conformité avec le traité de la CPI et le droit international ;
- Œuvrer pour susciter la volonté politique nécessaire à la mise en place d’une justice transitionnelle crédible et globale et d’un processus de responsabilisation sur le long terme.
Sanctions
- Passer en revue, en vue de les lever, les sanctions générales ou sectorielles ayant un impact négatif sur les opérations humanitaires, les droits économiques et sociaux des Syriennes et Syriens et leur accès aux services de base, ou un impact sur les institutions financières syriennes.
Soutien à la reconstruction et aide aux civils
- Soutenir les efforts de reconstruction en mettant l'accent sur les secteurs susceptibles d'améliorer les droits économiques et sociaux des Syriennes et Syriens, notamment les transports, l'électricité, la santé et l'éducation ; veiller à ce que la programmation soit transparente pour le public et accompagnée d'une diligence raisonnable et d'un suivi indépendant ;
- Soutenir les opérations de déminage et la destruction des mines terrestres et des restes explosifs de guerre, tels que les restes d'armes à sous-munitions, en finançant et en facilitant le travail des opérateurs de déminage, en fournissant des formations et des équipements, et en assurant la sensibilisation aux risques et l'assistance aux victimes ;
- Soutenir les efforts visant à identifier, sécuriser et détruire les stocks d'armes internationalement prohibées, telles que les armes chimiques, les mines terrestres antipersonnel et les armes à sous-munitions ;
- Travailler avec les institutions des Nations Unies et les organisations humanitaires pour répondre à la situation humanitaire désastreuse en Syrie, où 16,7 millions de personnes ont besoin d'assistance, et où la situation des personnes déplacées à travers le pays nécessite une augmentation urgente de l'aide.
Garanties et protection des droits humains
- Exhorter les autorités de transition à protéger la population contre la violence et à garantir son droit de vivre en sécurité ; à sauvegarder les sites culturels et patrimoniaux ; et à répondre aux besoins de protection et de sécurité des femmes, des enfants, des personnes handicapées, des personnes âgées et des autres groupes exposés aux abus ;
- Exhorter les autorités de transition à prendre des mesures urgentes afin de fournir aux personnes libérées de prison des soins de santé, un soutien psychosocial et une aide à la réinsertion ; préserver leur dignité ; les aider à retrouver rapidement leurs familles ; et établir un système de suivi et de gestion des libérations de détenus ;
- Exhorter les autorités de transition à libérer immédiatement toutes les personnes détenues illégalement ; à s'assurer que chaque détenu restant soit rapidement traduit devant un organe judiciaire indépendant à même d’évaluer la légalité et la nécessité de sa détention ; et à garantir une justice équitable et impartiale pour les personnes soupçonnées de crimes ;
- Inciter les autorités de transition à autoriser l’accès d’observateurs indépendants tels que le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) à tous les centres de détention afin de vérifier les conditions d’incarcération et le bien-être des détenus.
- Rapatrier d'urgence les ressortissants français et européens détenus arbitrairement dans des conditions inhumaines dans des camps et prisons du nord-est de la Syrie, en donnant la priorité aux plus vulnérables, notamment les enfants et leurs mères ;
- Exhorter les autorités de transition à veiller à ce que tous les secteurs de la société syrienne soient impliqués dans la construction de l'avenir du pays, y compris à travers la Conférence de dialogue national ; à lever les obstacles à l'engagement de la société civile ;
- Exhorter les autorités de transition à défendre les droits et libertés fondamentaux de toutes et tous, sans discrimination, notamment en garantissant la liberté de circulation, de réunion et d'expression, en s'abstenant de procéder à des arrestations arbitraires ou à toute autre forme de répression.
Protection internationale des réfugiés et des demandeurs d'asile
- Veiller à ce que les pays de l'UE maintiennent la protection temporaire et le statut juridique des réfugiés et des demandeurs d'asile syriens et n'imposent pas de retours forcés tant que ceux-ci ne peuvent être effectués de manière volontaire, sûre et digne, conformément aux normes internationales.
- Veiller à ce que les Syriens bénéficiant d'une protection internationale en Europe puissent effectuer des visites « aller-retour » en Syrie sans perdre leur statut juridique.
- Encourager les voisins de la Syrie, la Turquie, le Liban et la Jordanie, à ne pas forcer les retours tant qu'il n'est pas certain des retours sûrs et dignes sont possibles ; maintenir la protection temporaire ou tout autre statut juridique des réfugiés syriens et maintenir le soutien aux États en première ligne.
Le renversement du gouvernement Assad, responsable d’atroces abus, devrait être l'occasion pour les nouveaux dirigeants syriens de rompre avec des décennies de répression et de placer le respect des droits humains et la justice pour les abus passés au cœur de l'avenir du pays, avec le soutien des partenaires internationaux, dont l’Union européenne et le gouvernement français.
Je vous remercie de l'attention que vous porterez à ces questions et vous prie de bien vouloir agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de ma haute considération.
Bruno Stagno
Directeur du plaidoyer mondial
Human Rights Watch
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