GENEVE, 27.05.05 Psychiatre rwandais, Naasson Munyandamutsa se formait à Genève et au Valais quand le drame a éclaté. Selon lui, il y a des signes précurseurs d'un génocide, mais l'homme n'est pas prêt à concevoir de telles horreurs. Interview.
Lors d'un génocide, tout porte à croire que le drame s'est abattu de manière inexplicable. Au Rwanda, cette folie meurtrière (plus d'un million de morts) n'a duré que 3 mois. Pourtant, affirme Naasson Munyandamutsa, rien n'est laissé au hasard. Tout est planifié, préparé. Mais devant l'ampleur de l'horreur annoncée, l'homme préfère ne pas voir. Posé, discret, d'une extrême modestie, le psychiatre rwandais était en formation à Genève et au Valais en 1994. Il a été le premier psychiatre à être retourné au pays après les massacres. Il participait ce mois à un colloque intitulé "Conflits armés et santé mentale" organisé à Belle Idée par le Forum de l'Université "Santé et droits de l'homme".
Un génocide, ça peut arriver sans prévenir ?
Non. Un génocide, c'est le point culminant d'une violence qui n'a pas pu être gérée dans la communauté. Quand la société ne veut pas voir les signes précurseurs de cette montée de violence, elle a l'impression d'une fatalité qui s'abat sur elle. Mais un génocide n'arrive pas comme ça. Il s'agit d'un projet porté par l'Etat qui se décrète, se prépare, se structure. On le voit venir, mais on n'y croit pas. Car normalement, la tête de l'humain n'est pas organisée pour concevoir de telles horreurs.
Vous-même, qu'avez-vous vu remarqué ?
Dés 1990, la parole destructrice avait commencé à s'organiser. Les discours des autorités se radicalisaient, à différents échelons : ministres, préfets, maires. Puis il y a eu des emprisonnements et des éliminations en masse. Et personne ne bougeait. Je me suis alors rendu compte que ces tueries pouvaient être généralisées. J'ai dit à mon père de fuir avec la famille, mais il ne m'a pas cru...
Quel est le déclic qui fait basculer dans le génocide ?
C'est un crescendo. D'abord, l'absence de justice après les tueries précédentes en 1959, 1973, puis 1992. Cette promesse d'impunité est déterminante, ainsi que la haine entretenue à travers le bouc émissaire. Si vous êtes pauvre, c'est à cause de l'autre. Mais vous ne voyez même pas que l'autre est aussi pauvre que vous.
Et il y a la parole meurtrière qu'on libère : la Radio des mille collines en 1992 accusait les Tutsis de tous les maux. Mais avant la conception de cette parole, on trace le chemin par où elle va passer. Il s'agit d'une chaîne dans la hiérarchie.
Enfin, on fait éclater les tabous. La déshumanisation totale de l'autre permet de le tuer sans état d'âme. A partir du moment où on massacre des gens dans une église, tout devient possible. Quand une société n'a plus de tabou, la conscience s'éteint.
Peut-on parler d'un cas rwandais ?
Au Rwanda, outre la rapidité diabolique (en 2 à 3 mois, le boulot était fini), toute la population a été engagée dans le génocide. Cette spécificité est terrible. Car c'est tout le peuple qui a été tué : celui qui a perpétré le crime est aussi mort psychiquement, il a été amené à quitter la communauté des humains. En plus, les machettes utilisées pour les massacres sont des outils de la vie quotidienne, pour l'agriculture. Tout est sali.
La Suisse est-elle à l'abri d'une telle folie?
Personne n'est à l'abri. Mais dans les pays démocratiques, les institutions ont eu le temps de se construire pour faire face à la dynamique d'exclusion et de bouc émissaire. La violence peut être gérée, canalisée grâce à des gardes-fous, comme la séparation des pouvoirs, les systèmes judiciaires, l'absence de pensée unique, la parole constructive. C'est ce que nous essayons maintenant de faire au Rwanda dans des petits groupes : revoir le passé, quitter la langue de bois, parler des vraies raisons de la pauvreté, sortir de la passivité.
L'Hôpital cantonal à la rescousse
"Le drame du Rwanda, on l'a suivi à travers les yeux de Naasson, explique François Ferrero, responsable du Département de psychiatrie à Genève. Cela nous a amené à apporter notre aide technique là-bas." Dès la fin du génocide, les Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) ont été mandatés par Berne pour restructurer le système de santé mentale au Rwanda. C'est ainsi que Naasson et un infirmier suisse ont été envoyés pour reconstruire l'hôpital de Ndera à Kigali et pour former des équipes professionnelles. Ils ont développé des unités décentralisées dans le pays.
Vu l'ampleur du drame, les HUG ont décidé de maintenir la coopération. "Il ne suffisait pas de créer ce réseau de santé. Pour qu'il ne meure pas, il fallait l'alimenter", explique André Laubscher, directeur des soins infirmiers à Belle Idée. Naasson affirme d'ailleurs que ce regard extérieur est capital pour les équipes médicales impliquées sur place.