Q- Il y aura bientôt, à Lisbonne, une rencontre Union européenne/Russie. La position de l'Union européenne risque-t-elle d'évoluer concernant la Tchétchénie o=F9 l'on dispose maintenant de preuves de plus en plus flagrantes sur ce qui se passe. Y a-t-il une position ferme concernant la Russie ?
Au niveau des Quinze, un certain nombre de choses ont été décidées au sommet d'Helsinki et ce sont ces mesures qui sont en cours d'examen et d'application : ce sont des mesures commerciales et des mesures concernant l'utilisation des crédits du programme TACIS. Ces décisions sont en cours d'exécution, nous ferons le point à Lisbonne dans 3 jours sur cette affaire. La position française sera certainement rappelée par le ministre des Affaires étrangères.
Aujourd'hui, je peux vous parler de la visite de M. Gil Robles, commissaire pour les droits de l'Homme du Conseil de l'Europe qui, comme vous le savez, vient de se rendre en Ingouchie et à Grozny. Il n'a pas visité le camp de filtration de Tchernokozovo, mais ce camp a été ouvert, parallèlement et brièvement à des journalistes étrangers.
Ceci appelle la réaction suivante : Hubert Védrine demande depuis longtemps, au nom des autorités françaises, instamment et solennellement - il l'a encore fait sur LCI dimanche soir - un accès libre pour les organisations humanitaires de manière à ce que celles-ci puissent prêter secours aux Tchètchènes en Tchétchénie, en particulier en raison de la multiplication des témoignages qui font état de graves violations des droits de l'Homme. Je pense que vous avez bien en tête les demandes précises réitérées par le Ministre aux autorités russes qui sont, outre celles que je viens de rappeler, un appel au cessez-le-feu, un appel à l'arrêt immédiat des hostilités militaires, un arrêt de la répression sous toutes ses formes en particulier dans les camps de regroupements et dans les camps de filtration, l'accès libre pour les organisations humanitaires pour porter secours aux victimes - comme je viens de le dire - une autorisation pour les médias de faire leur travail en toute indépendance et en toute sécurité et enfin, la définition d'une solution politique.
C'est cette position que le ministre ne cesse de rappeler, une position de fermeté, et c'est certainement cette position qu'il rappellera à Lisbonne dans 3 jours, o=F9 est prévue une rencontre de la Troïka avec la Russie, avec M. Ivanov. Nous ferons alors le point des mesures décidées au niveau de l'Union européenne, suite au sommet d'Helsinki.
Quant à la libération de M. Babitsky, nous avons appris cette nouvelle avec soulagement mais en même temps, comment ne pas songer à M. Fleutiaux dont le cas continue à nous mobiliser tous, ici au ministère et à notre ambassade à Moscou.
Entretien du ministre des Affaires étrangères, M. Hubert Védrine avec "Le Grand Jury RTL - Le Monde - LCI"
(Paris, 27 février 2000)
Q - Par rapport à M. Poutine, n'y a-t-il pas l'expression d'un réalisme tellement prudent qui empêche finalement d'obtenir de lui qu'il mène une autre politique en Tchétchénie ?
R - De la part de qui ?
Q - De la part des Occidentaux et de la France en particulier. Lorsque vous sortez de chez Vladimir Poutine et que vous le qualifiez de patriote.
R - C'est ce que j'ai dit de plus banal à ce sujet.
Q - Oui, si vous pouvez nous donner une explication ?
R - Oui, c'est facile. Il est évident que cet homme, ce président par intérim, qui sera élu président bientôt, est habité par l'idée d'enrayer le déclin de la Russie. En Russie, ceci est une expression de patriotisme, et patriotisme ne veut pas dire humanisme, ni respectueux des Droits de l'Homme au sens o=F9 nous l'entendons en l'an 2000. Robespierre était un patriote, c'est évident. Je n'ai pas dit non plus que c'était un patriote tchétchène, c'est un patriote russe comme dit Rousseau, regardez le dictionnaire, cela peut vouloir dire dur aux étrangers, c'est une expression. On pourrait dire nationaliste, encore que la façon dont il aborde l'avenir de ses relations avec les pays occidentaux ne l'amène pas spontanément à employer ces expressions. Et ce que j'ai dit a été dit par d'autres qui l'ont rencontré ; Robin Cook l'a trouvé " moderne ", " efficace ", " nous avons les mêmes priorités que lui ", le président Clinton a fait un éloge du président Poutine qui va bien au-delà de ce que je viens de citer, c'était le cas de M. Dini, de M. Fischer etc. Pourquoi ? Parce qu'après les années Eltsine, M. Poutine, semble-t-il, incarne quelque chose que veulent les Russes, que M. Primakov aurait pu incarner, n'importe quel autre en réalité. C'est un désir de remise en ordre, de remise en marche après le président Eltsine qui a été un démocrate, c'est exact, mais qui n'a pas répondu à cela. Il y a une humiliation par rapport à ce qui s'est passé en Russie depuis dix ans. Les Russes attendent un dirigeant qui fasse fonctionner les choses.
Le problème que nous avons, et je le dis comme nous le ferions dans une réunion de travail, c'est que nous voulons tous, nous Européens et Américains, avoir comme voisin une Russie pacifique, moderne, de plus en plus démocratique qui règle par d'autres procédés que ces procédés d'une extraordinaire brutalité des événements comme ceux qui se déroulent en Tchétchénie. C'est ce que nous souhaitons et la question n'est donc pas de savoir si nous sommes convaincus ou non, mais plutôt comment faire.
Q - Ne serions-nous pas trop timides ?
R - Je ne crois pas et c'est ce qui me faisait régir dans votre présentation. Il n'y a pas de pays qui ne se soit exprimé plus nettement que la France ; vous pouvez trouver que c'est insuffisant, vous en avez le droit, c'est le débat démocratique des idées. J'ai en effet parlé d'une situation à caractère colonial, j'ai qualifié les souffrances des populations, j'ai proposé, avant le Sommet d'Istanbul de ne pas signer la charte de sécurité d'Istanbul, sauf si les Russes s'engageaient à un certain nombre de choses que nous sommes encore en train de demander, vous devez le savoir, cela fait partie de l'information que nous devons donner aux auditeurs ou aux lecteurs. Il faut que vous sachiez que les Etats-Unis ont été en arrière de la main, les autres aussi il faut dire pourquoi. Les Etats-Unis ont une priorité absolue, bien avant la Tchétchénie. C'est que la Russie de M. Poutine recommence à appliquer les accords de désarmement, que la Russie de M. Poutine donne son accord à l'adaptation du traité sur les antimissiles, que nous souhaiterions garder et qu'eux veulent faire bouger, ils ont besoin des Russes qui sont cosignataires. Ils veulent que la Russie coopère plus activement dans la lutte contre la prolifération qui permet de fabriquer des armes de destruction massive. Ils veulent que M. Poutine poursuive la politique de réformes, que par ailleurs il faudra adapter car une partie des conseils donnés ces dernières années aux Russes ont aggravé la situation sur le plan économique. La Tchétchénie vient très loin. Durant la première guerre de Tchétchénie il y a quelques années, le président Clinton avait dit, c'est un peu comme si la Géorgie ou un autre Etat du sud des Etats-Unis faisait sécession, c'est ainsi que c'est perçu. Il y a un autre argument qui est percutant chez les Américains, c'est qu'ils acceptent l'argumentation selon laquelle les Russes sont aussi en train de lutter contre le terrorisme islamique, contre l'afghanisation de la région.
C'est un argument qui d'ailleurs n'est pas totalement dépourvu de fondements, sauf qu'il n'épuise pas la question car il y a aussi les Tchétchènes qui sont en lutte pour l'indépendance, en tout cas pour l'autonomie.
Nous avons donc à traiter ce problème qui est d'une extrême gravité. Nous n'allons pas renoncer à avoir une politique russe à long terme, il n'y a pas de raison qu'elle ne soit définie que par les Américains ou les Allemands, les autres Européens. La France a son mot à dire parce que c'est notre avenir et notre sécurité qui est en jeu. Mais par ailleurs, il est évident que la façon dont les Russes traitent ce drame tchétchène est en contradiction absolue avec l'idée qu'ils se font du rapprochement de la Russie avec l'Europe. Le président Poutine m'a dit également qu'il voulait organiser sa politique économique de façon à rapprocher les législations en Russie et en Europe. S'il n'y avait pas l'affaire tchétchène, on dirait que c'est très bien.
Q - S'il n'y avait pas, mais il y a...
R - Précisément, cela fait partie du problème. Nous essayons de dire à nos partenaires qu'il faut être clair et net sur les deux volets et il ne faut sacrifier aucun des deux à l'autre, il faut amener la Russie à traiter autrement cette question. Vous ne pouvez pas parler de silence français, encore moins de faiblesse de l'expression française. Vous n'en trouverez aucune qui soit plus forte. Nous demandons, et nous répétons, sans arrêt : cessez-le-feu, arrêt des représailles, et notamment de ces procédés qui semblent être employés dans ces camps que nous appelons camp de filtration, ouverture de la Tchétchénie pour l'accès des organisations humanitaires, des organisations comme l'OSCE, le Conseil de l'Europe, les médias. C'est fondamental bien sûr, après, et ce n'est pas l'urgence, une solution politique dans laquelle on doit pouvoir trouver, même en respectant la souveraineté des Russes, une solution.
Q - Mais cela continue ?
R - Lorsque je dis cela à mes partenaires occidentaux, ils ont tous une priorité différente. Alors comment traiter ce problème particulier sauf par une expression forte en convaincue. J'ai vu que l'on envisageait que M. Alvaro Gil Robles, le commissaire des Droits de l'Homme pour le Conseil de l'Europe, aille en Tchétchénie. C'est un minuscule pas, mais j'espère qu'il devrait permettre d'en savoir plus sur ce qui s'est vraiment passé. La Russie en entrant au Conseil de l'Europe a pris des engagements. Aujourd'hui, elle les viole, de même qu'elle viole ses engagements concernant l'OSCE.
Q - Le parti socialiste demande justement qu'une procédure soit engagée pour exclure la Russie du Conseil de l'Europe. Le gouvernement est-il prêt à envisager une démarche de ce genre ?
R - Ce sont les parlementaires qui décident de ce type de décisions. Les parlementaires ont décidé que c'était inopportun, contre-productif, qu'il fallait poursuivre un dialogue avec la Russie mais il est clair que la situation actuelle appelle une pression renforcée, je l'ai dit et je ne désespère pas qu'au bout du compte, les dirigeants russes finissent par comprendre. Ce n'est pas une politique anti-russe, c'est exactement l'inverse. Il ne faut pas que la tragédie tchétchène devienne une tragédie russe. Tout cela peut avoir des conséquences plus vastes. Nous sommes avec nos partenaires en train de travailler à une expression non seulement renforcée, il ne suffit pas de parler entre nous, mais faire réellement pression.
Q - Les Russes laissent entendre que M. Poutine a été invité à venir en France, après le 26 mars, s'il était élu ?
R - Oui, cela a été dit, ce n'est pas une révélation russe. J'ai remis à M. Poutine une invitation du président de la République.
Q - Ce qui se passe en Tchétchénie n'est pas un obstacle à sa venue en France ?
R - Il faudra que nous en reparlions avec le président de la République et qu'il me dise quelle est son analyse à ce sujet, mais M. Poutine a également été invité dans d'autres pays, Robin Cook a dit la même chose il y a 3 ou 4 jours. Il a dit que M. Poutine était le bienvenu en grande Bretagne, quand il le voulait, à la date qu'il choisirait. D'autre part, il est vraisemblable, même si je n'ai pas d'information exacte, que nous verrons un sommet Clinton-Poutine, à un moment donné. L'affaire de Tchétchénie est terrible, terrible parce qu'il y a un peuple qui lutte depuis longtemps, cela fait 2 siècles et demi que cet affrontement a lieu entre les Russes et les Tchétchènes. Personne au monde n'accepte l'idée de remettre en cause la souveraineté russe car il est très dangereux d'accepter des indépendances par petites touches, avec ce que cela entraîne et parce que l'argument sur le terrorisme islamique n'est pas entièrement inventé. Il faut donc que nous amenions la Russie à trouver une confiance suffisante en elle pour qu'elle puisse traiter ce problème comme nos pays ont sur le faire dans le passé, lorsqu'ils ont été confrontés à des drames de ce type.
Q - En d'autres temps, il est arrivé à la communauté internationale de prendre des sanctions contre un pays qui, à l'intérieur de ses frontières, ne respectait pas certains principes fondamentaux. Les socialistes, là encore demandent que l'on cesse de financer la Russie, via le FMI. Est-ce imaginable ?
R - Vous avez raison. Précisément, la communauté internationale est, comme son nom l'indique, internationale. Nous ne sommes pas seuls à l'intérieur et on prend des décisions lorsqu'on est d'accord tous ensemble.
Q - Encore faut-il que quelqu'un les propose ?
R - Mais la question a été débattue dans tous ces organismes et il se trouve qu'aujourd'hui, la plupart de nos partenaires disent que suspendre telle ou telle aide à la Russie, cela consiste à les empêcher de nous rembourser pour l'essentiel. Ce n'est pas considéré comme ayant un impact majeur.
Je voudrais vous dire, c'est une question de conviction, que rien n'a été écarté d'emblée. Tout est examiné car c'est un abcès pour lequel il faut trouver une façon de le traiter.