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Iraq

Irak: la désespérance des victimes civiles

Partis d'Amman à 2 heures du matin, nous franchissons la frontière avec l'Irak à 9 heures. Encore six heures d'autoroute avant d'atteindre Bagdad sans encombre, malgré les rumeurs de possibles attaques à l'approche de la capitale. Peu à peu, la tension s'estompe au sein de notre convoi. Premier contrôle américain, les armes pointées vers les véhicules qui ralentissent prudemment. " Where do you go ? - Bagdad

  • Where do you come from ? - France...- Je suis connu Paris, très belle ville ! ", ponctué d'un large sourire plutôt engageant. Tant mieux !
    Après la traversée de faubourgs plus ou moins dévastés par les empoignades avec les chars qui ont défendu la ville, nous rencontrons notre premier embouteillage à l'approche de l'hôtel Palestine. Depuis que les bombardements ont cessé, la vie reprend ses droits à Bagdad, malgré la tension et l'insécurité.

Premier contact également avec la réalité paradoxale de cette " guerre au balcon ", relayée par les télévisions du monde entier ; sur la terrasse de l'hôtel, une vingtaine d'envoyés spéciaux, alignés en rang d'oignons sous la lumière bleutée de leurs projecteurs, s'apprêtent à relayer les dernières nouvelles de la chute de Tikrit, et les incidents meurtriers de la journée à Bagdad et à Bassora. Depuis qu'un obus a transpercé l'hôtel, tuant ou blessant plusieurs journalistes, ceux-ci sont maintenant sérieusement protégés par d'imposants chevaux de frise et deux groupes de chars menaçants, les canons pointés sur l'esplanade ou se déroule une des manifestations anti-américaines quotidiennes. Au premier rang, signe de dérision révélateur de l'état d'esprit d'une part grandissante de la population, un âne fait face aux énormes chars et aux caméras, qui l'ignoreront : sur ses flancs, on peut lire " TV " en grosses lettres rouges, parodiant ainsi la noria des 4 X 4 et autres véhicules blindés qui sillonnent la ville en quête du dernier scoop, et une simple phrase en arabe, " Tous des menteurs ! ". Le ton est décidément donné.

Première fouille au corps par un GI, les bras en croix, à l'abri entre deux rangées de sacs de sable, afin d' accéder à la zone sécurisée o=F9 se situe notre hôtel. Nous sommes accueillis avec émotion par le personnel local d'Enfants du Monde / Droits de l'Homme qui a ses bureaux dans cet hôtel, o=F9 nous stockerons tous les bagages de la mission. Cinquième étage sans ascenseur... Plus de chambre dans l'hôtel, nous dormirons dans la salle commune du sous-sol. L'eau a été rétablie, mais pour l'électricité, il faudra attendre.

Trois jours après l'arrêt des bombardements sur l'Irak, les balles claquent encore lorsque nous approchons du Medical City, le plus grand hôpital de Bagdad. Deux blindés américains montent enfin la garde. Dans un hurlement plaintif, trois ambulances se frayent un chemin jusqu'aux urgences, o=F9 elles déversent la misère des escarmouches matinales.

Un corps criblé d'éclats signe l'explosion d'une sous-munition, dont certains quartiers de la ville sont infestés. La salle des premiers soins, immense, est le théâtre d'un désordre indescriptible. Plus de soixante patients, gravement blessés pour la plupart, espèrent l'attention des médecins débordés, qui doivent affronter l'anxiété et parfois la véhémence des familles.

Nous montons dans les étages et visitons une à une les salles communes. La douleur et la prostration sont partout. Jamais je n'aurais pensé que cette guerre " chirurgicale " avait fait tant de blessés parmi les civils de Bagdad ! Lit après lit, nous découvrons la souffrance infligée par cette guerre, au nom de la liberté... L'électricité et l'eau ne seront pas rétablies avant plusieurs jours, et les infections post-opératoires se multiplient. L'oxygène manque. Une balle perdue, une plaie banale qui s'est surinfectée, la gangrène a obligé le chirurgien à amputer cette jeune fille de 15 ans. C'était hier soir. Elle réalise tout doucement. Elle est en larmes... Cette autre enfant de 12 ans est inconsciente, la tête perdue dans un bandage taché de sang. Sur sa radio, une balle est bien visible. Son grand-père me dit qu'il mourra avec elle si l'opération ne réussit pas...

Pour retrouver le goût de vivre, des centaines et des centaines de blessés, sans doute plusieurs milliers à l'heure du bilan, doivent pouvoir compter sur une aide immédiate, pour favoriser la meilleure récupération possible. Ils ont été sauvés par des chirurgiens très compétents, mais la médecine irakienne ne pratique pas les soins de rééducation post-traumatiques au lit des patients, ces gestes qui diminuent la douleur, améliorent la circulation, luttent contre la faiblesse musculaire, préviennent l'ankylose des articulations et stimulent la cicatrisation des plaies. Mais par-dessus tout, le contact et le dialogue qu'ils procurent sont un irremplaçable remède à la désespérance du grand blessé et à celle de son entourage, qui apprend volontiers les mouvements qui soulagent et apaisent.

Pour répondre à cette indicible attente, nous avons décidé l'envoi, aussi vite que possible, d'au moins six kinésithérapeutes expérimentés, dont la mission sera de se déployer au sein des équipes existantes, afin de leur permettre d'acquérir cette nouvelle compétence, dans le but de dynamiser ainsi les soins postopératoires.

Viendra ensuite, pour les nombreux amputés, le temps d'un appareillage provisoire, pour leur permettre de remarcher aussi vite que possible. Viendra également, pour les familles dévastées par les conséquences du conflit, le temps d'un véritable accompagnement individuel, social et économique. Cet accompagnement doit leur permettre de retrouver leur place dans un Irak que chacun se prend aujourd'hui à espérer plus humain qu'hier.

Je quitte Bagdad deux jours plus tôt que Dominique Fiasson et Bruno Rotival, qui doivent se rendre à Hilla, 100 kilomètres plus au sud, o=F9 se sont déroulés des bombardements particulièrement violents, avec des sous-munitions à fragmentation. Les premières informations que nous avons pu glaner auprès de MSF et du CICR font état de 600 à 800 blessés parmi la population civile. Les Américains ont dit que " l'armée irakienne s'était mêlée à la population " pour justifier un tel massacre... Mais il est clair pour tous que les conventions de Genève ont été sérieusement malmenées !

La veille de mon départ, nous avons mis la dernière main au projet d'intervention que nous souhaitons mettre en place dès que possible. Pour gagner un temps précieux, nous avons recruté sur place une jeune pacifiste italienne, Marinella, qui est restée à Bagdad pendant toute la durée des bombardements. Elle connaît tout le monde à Bagdad, et est particulièrement motivée pour que les nombreux blessés puissent bénéficier d'une véritable réparation.

Pendant le long trajet qui me ramène à Amman, impossible d'effacer les images des familles meurtries que j'ai rencontrées. En revoyant la douleur sur leur visage, et la gravité de leurs blessures, je ne peux m'empêcher de penser à l'affirmation de Colin Powell : les forces de la coalition décideront seules de la reconstruction de l'Irak, car elles ont payé le prix du sang versé... Je me dis que le moins que nous puissions faire, c'est de tout mettre en oeuvre pour que les droits des blessés irakiens et de leur famille soient honorés, et qu'une aide leur soit apportée avec générosité.

Jean-Baptiste Richardier