Résumé
La situation politique et sécuritaire en Haïti a profondément évolué au cours de la période considérée, soit entre novembre 2023 et août 2024. Après des semaines de manifestations antigouvernementales dans tout le pays, et en prévision du déploiement tant attendu de la Mission multinationale d’appui à la sécurité, les gangs des deux coalitions rivales – G9 et G-Pèp – ont activé l’alliance Viv Ansanm en février 2024 et lancé une série d’attaques coordonnées à Port-au-Prince.
La période considérée a été marquée par des niveaux records de violence des gangs. Depuis la fin du mois de février, des gangs – dont ceux dirigés par les cinq individus figurant actuellement sur la Liste récapitulative du Conseil de sécurité de l’ONU – mènent des attaques répétées contre les institutions de l’État et des infrastructures essentielles, notamment des ports maritimes, des aéroports et des commissariats de police, ainsi que contre des banques, des entreprises et des biens privés. Les deux plus grandes prisons du pays ont été attaquées en mars et plu s de 4 600 détenus se sont évadés, dont certains ont rejoint les rangs des gangs. Non seulement ces attaques ont eu de graves conséquences humanitaires, faisant de nombreuses victimes, déplaçant des milliers de personnes et privant une partie de la population d’un accès aux produits de base, mais elles ont également paralysé l’économie et le secteur financier.
Cette violence extrême a été l’un des éléments qui ont poussé le Premier Ministre Ariel Henry à annoncer sa démission le 11 mars, lors d’une réunion organisée par la Communauté des Caraïbes (CARICOM), qui a établi un nouveau plan d’action pour la transition politique. Depuis, même s’il a été difficile de créer de la cohésion entre les parties prenantes haïtiennes, plusieurs mesures importantes ont été prises pour appliquer les dispositions transitoires, notamment la formation du Conseil présidentiel de transition, la nomination, le 29 mai, de Garry Conille, ancien Premier Ministre et haut fonctionnaire des Nations Unies, au poste de Premier Ministre par intérim, et la mise en place du nouveau Gouvernement le 12 juin.
Malgré ces progrès, la violence des gangs continue de sévir en Haïti. Plusieurs quartiers de la capitale continuent de subir des attaques et, au moment de l’établissement du présent rapport, les gangs contrôlaient environ 85 % de la zone métropolitaine de Port-au-Prince. Les gangs continuent de tout faire pour faire dérailler la transition politique, notamment en ciblant sans relâche les équipements et le personnel de police et de justice, en particulier dans les départements de l’Ouest et de l’Artibonite, empêchant ainsi le rétablissement de l’autorité de l’État et l’organisation d’élections. Dans ce contexte, les groupes d’autodéfense se sont multipliés, entraînant une augmentation notable des exécutions extrajudiciaires et des lynchages collectifs.
La mise en place du Gouvernement de transition parallèlement au déploiement initial de la Mission multinationale d’appui à la sécurité en juin permet d’envisager une reprise en main de la situation par l’État et une action plus efficace et mieux coordonnée face à la violence. Bien qu’ils aient appelé au dialogue dans l’espoir d’obtenir une amnistie, les gangs ont de leur côté violemment manifesté leur opposition à la Mission et à toute remise en question de leur hégémonie. Hormis quelques querelles intestines, après six mois, l’alliance Viv Ansanm tient toujours, et les gangs ont étendu leur emprise territoriale afin d’accroître les revenus tirés des enlèvements, de l’extorsion et du trafic de stupéfiants. Ils se sont engagés dans une campagne active de recrutement, en particulier d’enfants, ont renforcé la protection de leurs bastions et ont stocké des armes et des munitions.
Malgré le durcissement de l’embargo sur les armes, le trafic d’armes ne faiblit pas, comme en témoignent les niveaux élevés de violence armée dans le pays et le nouveau matériel dont les gangs font étalage. Les gangs se procurent de plus en plus d’armes de plus gros calibre, qui entraînent des dégâts plus importants et rendent la tâche de la police et de la mission plus difficile. Face au vide sécuritaire, un plus grand nombre de civils ont acheté des armes, et certaines sociétés de sécurité privées, ainsi que des unités de la Brigade de surveillance des aires protégées, continuent de se procurer des armes à feu de manière illicite, alimentant ainsi la dynamique du trafic. Le Groupe d’experts examine de près plusieurs tendances régionales du trafic, et les principaux itinéraires relevés précédemment restent inchangés. L’application effective de l’embargo sur les armes par Haïti et les États Membres de la région au sens large demeure essentielle pour parvenir à une diminution de la violence armée dans le pays.
De graves violations des droits humains continuent d’être commises à grande échelle et en toute impunité. Les gangs continuent de se livrer à des attaques indiscriminées contre la population, tuant, violant, torturant et enlevant des civils, notamment dans les départements de l’Ouest et de l’Artibonite. L’explosion du nombre de personnes déplacées et leurs conditions de vie désastreuses exacerbent le risque que des femmes et des filles deviennent victimes d’actes d’agression et d’exploitation sexuelles. Le Groupe d’experts est particulièrement préoccupé par le fait que des enfants sont soumis au recrutement forcé et à des violences sexuelles, qu’ils souffrent de malnutrition et qu’on les prive d’accès à l’éducation et aux services de santé. Au moment de l’établissement du présent rapport, environ 600 000 personnes étaient déplacées à l’intérieur du pays et des centaines de milliers avaient fui à l’étranger, notamment au moyen de réseaux de passeurs liés à des organisations criminelles régionales. L’avenir du pays est en jeu, car de nombreux enfants et jeunes ne vont pas à l’école ou à l’université et les personnes qualifiées fuient.
La crise récente a mis en évidence les liens entre les opérations des gangs et d’autres acteurs armés et celles de certaines personnalités politiques et économiques et du secteur de la sécurité, et le Groupe d’experts se penche sur les activités de plusieurs de ces personnalités. En outre, les faiblesses de l’appareil de sécurité et de la gouvernance continuent d’être exploitées par les réseaux de trafic transfrontalier, dont font partie des membres de gangs, pour faire entrer clandestinement de grandes quantités de marchandises dans le pays pour le compte d’hommes d’affaires haïtiens qui financent les gangs. De telles activités privent l’État du revenu des taxes à l’importation et facilitent le trafic d’armes et de munitions, ainsi que de drogues, alimentant ainsi la violence armée.
Pour les interlocuteurs haïtiens, imposer des sanctions contre les acteurs qui continuent à soutenir les gangs et à menacer la paix et la sécurité d’Haïti en toute impunité est une priorité absolue. Dans le contexte de la relance du processus politique et du déploiement de la Mission multinationale d’appui à la sécurité, le régime de sanctions est amené à s’imposer comme un outil efficace au service de la stabilisation d’Haïti.