Résumé exécutif
La localisation de l’aide en tant que concept est encore peu utilisée en Haïti, et plutôt connue des acteurs internationaux. Pourtant, la question du rôle et de la place des acteurs haïtiens dans la réponse au cyclone Mathieu a suscité un très large intérêt dans un contexte caractérisé par : 1) une volonté forte et une légitimité incontestée de l’État dans le cadre d’une réponse à une catastrophe naturelle récurrente en Haïti, 2) les traumatismes et leçons apprises de la réponse au tremblement de terre de 2010 qui avait largement marginalisé les acteurs haïtiens, 3.) des élections qui ont provoqué une politisation de l’aide et un renouvellement important des responsables politiques aux niveaux national et local. La méfiance des autorités à l’égard des acteurs internationaux associée à ce calendrier électoral particulier explique, pour l’essentiel, le refus du gouvernement de déclarer l’état d’urgence.
En revanche, la localisation de l’aide en tant que processus consistant à renforcer le rôle des acteurs haïtiens et à les replacer au centre de la réponse est bel et bien à l’œuvre en Haïti. Elle vise avant tout les acteurs publics de la gestion des risques et des désastres (GRD) structurés autour d’un maillage institutionnel complexe. La Direction de la Protection Civile, « colonne vertébrale » du Système National de GRD, repose largement sur le soutien de différents partenaires internationaux. Les efforts collectifs et systémiques de préparation ont été fructueux et démontrent une volonté réelle et partagée de replacer l’État au centre de la réponse. En outre, on observe cette même dynamique dans le dispositif de coordination auquel les ministères prennent notamment part en tant que co-directeurs des groupes de travail sectoriels. Cependant, malgré un positionnement central de l’État et un rôle technique incontesté de la DPC, les capacités de ces institutions (à commencer par les moyens opérationnels dont elles disposent) restent limitées. Les difficultés d’articulations entre les différentes autorités publiques - centrales, déconcentrées et décentralisées – représentent également un frein majeur pour une plus grande localisation de l’aide auprès de l’État haïtien. Enfin, la logique concurrentielle et les mécanismes de mobilisation des financements maintiennent un système de forte dépendance des acteurs haïtiens (dont l’État) envers les acteurs internationaux et de faible redevabilité de ces derniers vis-à-vis des premiers. Si la place des institutions publiques est centrale, leur rôle effectif et leur pouvoir de décision dans la réponse restent encore limités. Par ailleurs, la localisation de l’aide est encore très « centralisée » malgré des efforts pour coordonner la réponse à l’échelle départementale.
Les autorités locales, notamment les municipalités, sont souvent encore souvent à la marge des interventions et prennent peu part aux discussions et aux décisions stratégiques qui concernent leurs territoires.
La localisation est un processus collectif qui vise un changement systémique mais elle se construit également sur des partenariats spécifiques entre acteurs, et notamment entre acteurs internationaux et organisations de la société civile haïtienne. Trois principaux enseignements ressortent de l’analyse de ces partenariats. Premièrement, et contrairement à d’autres contextes de crises, les revendications des OSC haïtiennes portent relativement peu sur l’obtention de financements directs (encore trop souvent jugés hors de portée), mais plutôt sur la nature et la qualité des partenariats entre acteurs.
Ainsi, parmi les nombreuses collaborations qui ont été rapportées et qui sont souvent associées au processus de localisation, beaucoup étaient ponctuelles et relativement courtes dans le cadre de la phase d’urgence et des distributions réalisées lors des premières semaines ou des projets spécifiques de réponse à l’urgence. Ces collaborations représentent une avancée dans la capacité à travailler ensemble des acteurs internationaux et des OSC haïtiennes. Elles illustrent de plus le fait que localiser la réponse peut représenter un gain important en termes d’efficacité, d’accès aux populations, de pertinence et même d’efficience, sans pour autant contribuer à renforcer le rôle ou la place de ces OSC de manière pérenne. En revanche, certains partenariats spécifiques et anciens entre des organisations internationales et des OSC haïtiennes s’appuyant sur une vision et des valeurs communes permettent d’aller plus loin dans ce processus de localisation et notamment de mettre en œuvre une réponse « localement dirigée ». Ces partenariats se caractérisent par un partage équilibré du pouvoir de décision entre acteurs et une démarche communautaire inclusive qui favorise et soutient l’action collective et les solidarités locales tout en responsabilisant les pouvoirs publics. Grâce aux fonds propres dont disposent généralement les partenaires internationaux, on observe également une grande flexibilité dans les modalités de mise en œuvre. Les réponses proposées sont souvent innovantes et porteuses d’améliorations durables. Enfin, l’importance et les modalités du renforcement des capacités du partenaire haïtien sont essentielles dans ces démarches tant pour le renforcement du rôle de cet acteur que pour la construction d’une véritable relation de confiance entre partenaires.
La vision largement partagée parmi les acteurs de la réponse à Mathieu, selon laquelle la localisation est un catalyseur de la résilience, s’appuie sur différents éléments plus ou moins consensuels. Par ailleurs, la localisation comme vecteur de préparation aux crises fait quasiment l’unanimité en ce qu’elle contribue au renforcement des capacités de préparation et de réponse des acteurs haïtiens qui sont et resteront les premiers à intervenir en cas de cyclones. L’analyse selon laquelle la localisation favoriserait le relèvement est elle aussi relativement répandue. Cependant, elle soulève des interrogations sur les évolutions opérationnelles et stratégiques que la localisation implique et les nuances de ce que l’on « entend par » et ce que l’on « attend de » la localisation dans les différentes phases d’une réponse. La recherche d’un impact positif à long terme est, quant à elle, à la fois généralisée et clairement divergente selon les acteurs.
Elle met ainsi en évidence l’enjeu de l’articulation entre humanitaire et développement mais aussi l’influence potentielle du processus de localisation sur cette articulation.
La localisation de l’aide est un processus multiforme à l’œuvre en Haïti. Les initiatives locales mais aussi la manière dont les solidarités locale, nationale et internationale ont pu s’associer et se soutenir mutuellement sont porteuses d’espoir et d’opportunités pour l’avenir. Malheureusement les démarches les plus innovantes sont très peu documentées et rarement évaluées. Cette faible capitalisation semble être due : 1) au peu de structuration et de capacités de capitalisation de certains acteurs locaux, 2) au manque de temps et de disponibilité des différents acteurs de l’aide pour un tel exercice, mais aussi 3) aux réticences des acteurs à échanger sur les difficultés rencontrées ou simplement sur les approches moins conventionnelles mises en œuvre, y compris en interne, lorsque celles-ci ont suscité des débats. A cela vient s’ajouter la difficulté à évaluer l’impact réel de certains modes opératoires isolés mais plus ambitieux en termes de localisation, et donc la difficulté à les promouvoir pour les prochaines réponses. Au-delà des limites et des risques de chacune de ces approches, le manque de capitalisation dans cette réponse constitue un frein majeur pour la localisation des prochaines réponses et le renforcement de la résilience locale. Résilience et localisation sont en effet des processus qui s’inscrivent dans le temps long et doivent être mis en œuvre avant, pendant mais aussi après et entre des épisodes de crises