Dans une lettre datée du 29 novembre 2024 émanant de la Présidente du Conseil de sécurité (S/2024/868), les membres du Conseil m’ont demandé de leur soumettre un bilan détaillé de la situation actuelle en Haïti et des efforts que continuent de déployer l’ONU et la communauté internationale, ainsi que des recommandations stratégiques assorties d’un éventail d’options concernant le rôle que l’ONU peut jouer à cet égard, en s’appuyant sur les enseignements tirés de missions précédentes des Nations Unies, de l’évolution de la situation politique en Haïti et de l’actuelle Mission multinationale d’appui à la sécurité, en vue de garantir la sécurité et la stabilité en Haïti à long terme et de s’attaquer aux causes profondes de la crise. Cette demande faisait référence à la lettre datée du 21 octobre 2024 adressée au Secrétaire général par le Président du Conseil présidentiel de transition d’Haïti (S/2024/765, annexe), par laquelle ce dernier sollicitait la transformation le plus tôt possible de la Mission en une mission de maintien de la paix de l’Organisation des Nations Unies en Haïti.
Le Secrétariat a réalisé l’évaluation demandée par le Conseil, avec le concours du Bureau intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH). Des consultations approfondies ont été menées avec des parties prenantes haïtiennes, dont des membres du Conseil présidentiel de transition, le Premier Ministre, des partis politiques, la société civile et les responsables de la Police nationale d’Haïti. D’autres consultations ont eu lieu avec des membres du Conseil de sécurité, des États Membres de la région, l’Organisation des États américains (OEA), la Communauté des Caraïbes (CARICOM) et les responsables de la Mission multinationale d’appui à la sécurité. Le Secrétariat a entendu des opinions très diverses concernant le rôle que l’ONU pourrait jouer en Haïti dans l’avenir, y compris la possible transformation de la Mission en une opération de maintien de la paix des Nations Unies qui faciliterait un soutien international immédiat, solide et durable dans l’action menée pour neutraliser les gangs armés.
Contexte actuel
Haïti traverse toujours une période de transition politique fragile à la suite de l’ assassinat du Président , Jovenel Moïse , en juillet 2021. Les progrès accomplis dans la réalisation de la feuille de route pour les élections et le rétablissement d ’ institutions démocratiques d ’ici février 2026, comme le prévoit l ’accord de gouvernance du 11 mars 2024, ont été mitigés. Des organes de transition ont été mis en place, notamment le Conseil présidentiel de transition, un Premier Ministre par intérim, un C abinet, le Conseil électoral provisoire et le C omité directeur de la C onférence nationale, mécanisme destiné à élargir la participation des citoyens à la recherche de solutions à la crise, y compris la réforme constitutionnelle. Toutefois, les différends concernant le partage du pouvoir, bien que moins fréquents au cours des trois derniers mois, ont ralenti la mise en œuvre de la feuille de route pour la transition. Des allégations de corruption non résolues visant trois membres du Conseil présidentiel de transition contribuent à éroder la confiance du public.
La transition politique interminable a permis aux gangs de défier l ’ autorité de l’ État. Comme cela est souligné dans plusieurs rapports de l ’ Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) au Conseil de sécurité, les gangs exploitent de plus en plus l es bénéfices de la criminalité organisée – enlèvements, extorsion et trafic de drogue , par exemple – pour acquérir leur indépendance financière. Dans certains cas, nombre d ’ entre eux ont dépassé le stade de simples sbires de certaine s élites économiques et sociales. Les attaques de gangs sont également devenues plus organisées, dénotant une meilleure planification, une plus grande sophistication tactique et l ’ accès à des armes lourdes. Les attaques de grande ampleur menées en mars et en novembre 2024 dans tout Port -au - Prince et le département de l ’ Artibonite ont illustré cette tendance, les gangs ayant exploité les moments d ’ instabilité politique et montré leur capacité de mener des attaques coordonnées à grande échelle. La violence ri sque de s ’ intensifier considérablement au cours de la prochaine période électorale, les chefs de gangs cherchant à se repositionner comme acteurs politiques afin d ’ obtenir immunité et légitimité.
Les gangs se composent principalement de g arçons et de jeunes hommes, âgés de 10 à 30 ans, recrutés dans les zones les plus pauvres. Les femmes et les jeunes filles sont contraintes d ’ avoir des relations avec les membres des gangs, et les enfants servent de guetteurs, de messagers, de boucliers humains ou de combattants. Selon les estimations, les enfants constitueraient entre un tiers et la moitié des membres des gangs. Quitter les gangs est chose rare, les transfuges s ’exposant à des sanctions sévères et leurs familles faisant l ’ objet de représailles. Aucun gouvernement ni aucun partenaire international n ’ apporte ac tuellement de soutien aux enfants, aux jeunes et aux femmes qui cherchent à partir.
La violence liée aux gangs a fait au moins 5 601 morts en 2024, soit plus de 1 000 de plus qu ’ en 2023. En décembre, un gang aurait exécuté au moins 207 personnes au cours de plusieurs jours, brûlant ou démembrant les corps pour détruire les preuves. Le massacre de Pont - Sondé (département de l ’ Artibonite), lors duquel 100 personnes ont été tuées lors d ’une attaque de gang le 3 octobre, illustre l ’ampleur de l’ expansion des gangs à l’ extérieur de la capitale et la nécessité d ’ accroître la mobilité et les moyens de la police.
Les actes de violence sexuelle auxquels se livrent les gangs restent alarmants. Les viols, y compris les viols collectifs combinés à des mutilations ou à des exécutions, sont des moyens de terroriser les communautés et d ’étendre le contrôle territorial des gangs. La faible application de la loi s ’ est traduite par une impunité généralisée pour les auteurs de telles atrocités.
Les départements de l ’ Ouest et de l ’ Artibonite, qui représentent plus de 40 % de l’ électorat, sont les plus touchés par le phénomène de s gangs. La majeure partie de la capitale (département de l ’ Ouest) échappe désormais au contrôle de l ’ État, les gangs imposant des barrages routiers et agissant comme les autorités de facto. La violence et la coercition ont perturbé la fourniture des biens et services publics, avivant les griefs entre les populations locales et l’ État. Depuis des années, les autorités publi ques, y compris la police, sont dans l ’incapacité d ’ accéder à de multiples zones contrôlées par les gangs ou à y maintenir une présence permanente.
Les infrastructures stratégiques – telles que les centrales électriques, les usines, le s réseaux de fibre optique et les sites de stockage de carburant – sont fréquemment la cible d ’ attaques. La région métropolitaine de Port - au - Prince est de plus en plus isolée, les vols commerciaux au départ et à l ’ arrivée du principal aéroport international du pays restant suspendus à la suite de tirs contre des avions en février et novembre 2024. Les gangs contrôlent également toutes les routes principales qui entrent dans la capital et en sortent, encerclant de fait la ville.
La destruction de l ’ infrastructure policière témoigne de l ’ érosion de l ’ autorité de l’ État. Au 31 décembre 2024, Haïti comptait 412 locaux de police, 67 étant non opérationnels et dont près de 70 % se trouvent dans le département de l ’ Ouest. Nombre de ces locaux sont situés dans des zones contrôlées par des gangs ou ont été endommagés par le feu ou démolis. Sur les 21 prisons que compte le pays, 7 ne sont pas fonctionnelles, y compris les trois plus grandes, toutes situées dans le département de l’ Ouest, d u fait de dégâts importants liés aux gangs. Les tribunaux de première instance de Port - au - Prince et de Croix - des - Bouquets ne peuvent plus fonctionner en raison des attaques de gangs.
Les hôpitaux et les écoles sont également des cibles fréquentes de la violence des gangs. À l ’ échelle nationale, seulement 28 % des établissements de soins hospitaliers restent pleinement opérationnels, 54 % ont fermé et 18 % fonctionnent avec une capacité réduite. Dans la région métropolitaine de Port - au - Prince, 43 % des centres de soins hospitaliers restent fonctionnels mais 38 % ont fermé leurs portes à cause de l’insécurité. Plus de 1 000 écoles restent fermées en raison de la violence, et environ 200 000 enfants étaient privés d ’ éducation en janvier 2025. Depuis l’ assassinat du Président Moïse, les déplacements à l’ intérieur du pays se sont multipliés, passant de 330 000 personnes il y a un an à plus d ’ un million à l ’heure actuelle, les Haïtiens continuant à fuir la violence des gangs. Un autre enjeu pour le pays est le retour forcé imminent d ’ un nombre considérable d ’ Haïtiens, qui accroît la pression sur l ’ environnement instable.
L’ escalade de la violence a gravement nui à la présence internationale à Port au - Prince. Les risques en matière de sécurité et les mesures d ’atténuation inadéquates ont entraîné une réduction temporaire sensible de la présence du personnel des Nations Unies, des diplomates et des organisations non gouvernementales. Un seul hélicoptère du Service aérien d ’ aide humanitaire des Nations Unies , d ’une capacité de 14 places, reste l a principale option pour l’ évacuation, bien qu ’il ait été touché par des tirs en o ctobre dernier. L’ incertitude concernant le financement par les donateurs constitue un obstacle majeur pour le maintien de ce service. En janvier 2025 , des gangs ont ouvert le feu sur des véhicules diplomatiques identifiés comme tels , faisant un mort et six blessés.