Le Major Général Luiz Guilherme Paul Cruz, après 12 mois à la tête de la Force de la MINUSTAH, s'apprête à passer le commandement à son successeur, le Major Général Luiz Eduardo Ramos Baptista Pereira. Mais avant de quitter le pays, le Général Cruz a passé en revue, lors d'une interview, les actions de la composante militaire durant son mandat. Acquis, défis et perspectives. Ci-dessous l'interview dans son intégralité.
Question : Vous êtes arrivé au terme de votre mission en Haïti. Etes-vous satisfait des réalisations, de la contribution des casques bleus ?
Général Cruz : L'année 2010 a été pleine de défis. Nous avons eu à faire face aux conséquences du séisme dévastateur du 12 janvier. Lorsque je suis arrivé dans la Mission, nous étions toujours dans la phase d'urgence. Nous avions beaucoup à faire, comme procurer des soins médicaux aux victimes, appuyer les organisations humanitaires dans la distribution de l'aide alimentaire et autres produits de première nécessité. A titre d'exemple, un contingent, à lui seul, a distribué plus de 10.000 tonnes de vivres et de produits non alimentaires à Port-au-Prince. Nous avons eu une très bonne collaboration avec les Agences des Nations Unies et avec les équipes civiles ou militaires dépêchées sur place par de nombreux pays.
Ensuite, nous avons eu à nous préparer pour la saison des pluies et des cyclones, et ce, tout en maintenant l'appui aux personnes vivant dans les camps d'hébergement provisoires. Nous avons mis en place une stratégie qui nous a permis d'assurer une présence aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur des camps, tout en nous préparant à répondre aux aléas de la saison des pluies en coordination étroite avec les agences de l'ONU, les autres acteurs de la coopération bilatérale, et les autorités haïtiennes. Nous avons également eu à apporter notre appui dans la réponse à l'épidémie de choléra. Parallèlement à tous ces défis conjugués, nous avions pour mandat d'apporter le soutien nécessaire au processus électoral dans ses deux volets sécuritaire et logistique.
Question : Quel rôle ont joué les casques bleus durant les élections ?
Général Cruz : Durant les élections, la composante militaire avait pour mandat d'appuyer les autorités haïtiennes sur le plan logistique et sécuritaire. En ce qui concerne la logistique, les militaires ont livré tout le matériel électoral sensible et non sensible dans les 1500 Centres de Vote à travers le pays. Ce fut un effort majeur, et nous avons utilisé tous les moyens de transport à notre disposition : hélicoptères, avions, camions et autres véhicules, navires, et dans les zones rurales ou reculées, les soldats ont marché de longues heures pour distribuer le matériel.
Sur le plan sécuritaire, nous avons appuyé la Police Nationale d'Haïti (PNH) dans les Centres de Vote, conformément à l'évaluation sécuritaire qui avait été faite afin de déterminer le degré de sensibilité (rouge, orange ou vert) de chaque centre. Il est important de se souvenir qu'avant les élections, les forces onusiennes (casques bleus et policiers) et la PNH avaient développé un plan intégré de sécurité, et un important dispositif de dissuasion avait été mis en place. Les forces de sécurité étaient présentes un peu partout sur le terrain. Il s'agissait pour nous de nous assurer que nous serions en mesure de faire face à toute éventualité et d'ainsi garantir que la population puisse exercer son droit de vote. Et effectivement, le second tour du scrutin s'est déroulé dans un environnement relativement calme, sans grande irruption de violence, à l'exception d'incidents isolés.
Question : l'on a parfois le sentiment que la population ne comprend pas ou comprend mal le rôle des casques bleus, surtout dans les pays où il n'y a pas de conflit
Général Cruz : Merci de me donner cette opportunité de donner mon avis sur cette question. Je ne suis pas d'accord avec cette idée. A mon avis, il n'y pas d' « incompréhension » de la population. Il y a parfois instrumentalisation de certains groupes. Je peux vous assurer que partout, à Port-au-Prince ou même dans d'autres villes du pays, les casques bleus et la population ont de manière générale de bonnes relations. Il suffit de voir comment celle-ci les accueille bien et comment ils sont bien traités par cette dernière. On peut le voir à travers des expressions telles que « Bon bagay ». Les casques bleus ont aussi à leur actif de nombreuses activités conjointement avec, et pour le bien-être de la population. Les Haïtiens comprennent très bien le rôle des casques bleus et leurs efforts visant à apporter la sécurité et la stabilité dans leur pays.
Question : Mais comment explique-t-on qu'il y ait parfois des incidents violents entre la population et les casques bleus, comme ce fut le cas, en décembre?
Général Cruz : Lors d'actions conjointement menées avec la PNH et UNPol contre les gangs par exemple, il y a parfois des incidents, mais pas avec la population. Jamais. Conformément à notre mandat, nous appuyons la PNH, et les gens le comprennent bien; nous agissons toujours en faveur de la population, jamais contre elle. Au contraire, nous devons appuyer la PNH dans ses efforts visant à contrôler la criminalité. Et c'est ce que nous faisons.
Lors des dernières échauffourées, survenues en décembre, vous avez certainement vu comment nous avons agi. On ne peut légitimement pas empêcher des manifestants de protester. C'est la violence contre autrui ou contre les biens d'autrui que nous nous efforçons de circonscrire. Comme par exemple empêcher les manifestants de pénétrer dans l'enceinte du Palais national ou du Conseil Electoral Provisoire, ou de saccager des stations d'essence ou des supermarchés. Mais si les citoyens veulent exprimer leur point de vue, leur insatisfaction pour une raison ou une autre, nous ne pouvons aller à l'encontre de cela. C'est ainsi que nous analysons les situations au cas par cas, parce qu'elles sont différentes les unes des autres. Mais je peux affirmer que nous sommes généralement bien compris de la population.
Question : Quel est le Concept d'Opérations de la Force de la MINUSTAH ? Et comment est-il mis en œuvre, concrètement ?
Général Cruz : La Force de la MINUSTAH met en œuvre le mandat qui lui est donné par le Conseil de Sécurité des Nations Unies. A cette fin, nous avons préparé des plans en définissant 4 grands axes. Le premier est relatif à la sécurité et à la stabilité. Dans ce volet, s'inscrit un dispositif qui comprend des opérations telles que des déploiements dissuasifs, des patrouilles mécanisées ou pédestres, des opérations conjointes avec la UNPol et la PNH, la collecte d'informations et ainsi de suite. La vision à long terme que nous poursuivons est la suivante : renforcer les capacités des institutions haïtiennes afin qu'elles soient en mesure de prendre la relève, ce qui nous permettra de nous désengager. Toute notre action s'inscrit dans cette vision. Le mandat qui nous est donné par le Conseil de Sécurité, nous confie également la tâche de fournir un appui logistique et sécuritaire au processus électoral. C'est-à-dire maintenir un environnement sûr, notamment dans le périmètre des Centres de Vote, et délivrer le matériel électoral à temps dans ces centres.
Notre Concept d'Operations comprend aussi notre implication dans les efforts de gestion des situations d'urgence, notamment dans le cas de catastrophes naturelles, en prévision de la saison cyclonique ou par exemple lors de la propagation de l'épidémie du choléra. Dans ces cas là, nous mettons sur pied des forces d'intervention rapide dans toutes les régions où nous sommes déployés, en appui aux partenaires impliqués dans la gestion de ces crises et aux acteurs humanitaires, en fournissant notamment des escortes, ou en distribuant nous-mêmes l'assistance humanitaire telle l'eau, les vivres ou les produits de première nécessité. Nous assistons aussi en matière de travaux d'ingénierie, dans le pavage des sites des Centres de Traitement du Choléra, la réhabilitation de routes, de ponts ou autres infrastructures essentielles, le déblaiement ou le drainage de canaux. Ce sont là quelques unes de nos actions qui requièrent la mobilisation et l'utilisation de nos ressources pour une réponse rapide et efficace aux besoins qui sont identifiés.
Question : Quel bilan faites-vous de l'année écoulée en termes de résultats?
Général Cruz : Nous pouvons dire que nous avons eu, de manière générale, de bons résultats en termes de sécurité et de stabilisation. Nous avons participé à de nombreuses opérations conjointes anti-crimes, et avons réussi à rattraper de nombreux évadés de prison lors du séisme du 12 janvier. Par ailleurs, les milliers de patrouilles que nous effectuons au quotidien sur l'ensemble du territoire ont certainement eu un effet dissuasif. Ceci est quelque chose de substantif en matière de sécurité. Dans ce cadre, nous avons établi un important dispositif sécuritaire autour et à l'intérieur des principaux camps d'hébergement provisoire. Sur les 1300 camps à travers le pays, qui sont de différentes dimensions, nous privilégions les 7 plus grands, et nous assurons une présence 24h/24 dans 28 camps. Cette présence est plus forte la nuit que le jour, car les risques sont plus importants. Mais nous évaluons régulièrement les risques, et dans l'ensemble, nos patrouilles bénéficient à quelque 400.000 résidents de ces camps. Par ailleurs, dans 863 autres camps, nous avons mis sur pied un système de visite, si je peux dire, de présence « surprise » qui nous permet de contrôler la situation sécuritaire et de dissuader les violences. Ces actions menées conjointement avec la UNPol et la PNH ont permis de réduire la violence urbaine et domestique. Il faut cependant souligner que la violence faite aux femmes et aux filles constitue un problème difficile à résoudre. Cependant, je suis convaincu que sans notre action, ces violences auraient été beaucoup plus nombreuses. Grâce à une formation spécifique qui nous a été donnée par l'Unité Genre et la Section des Droits de l'Homme de la MINUSTAH, nous avons pu adapter notre action afin de la rendre plus efficace dans ce domaine si sensible.
Quant au bilan de notre appui logistique et sécuritaire au processus électoral, il faut rappeler qu'il s'agit d'un processus qui s'étend sur des mois. Il s'agit en effet d'identifier et d'évaluer tous les futurs Centres de Vote, et mettre sur pied des équipes conjointes avec la UNPol et la PNH pour chacun de ces centres, afin d'assurer un déroulement calme du scrutin. La livraison du matériel électoral suppose aussi l'élaboration d'un bon plan afin que celui-ci puisse être délivré à temps, et afin de pouvoir rapidement répondre aux urgences.
Question : Au vu de toutes ces actions, que peut-on inscrire au nombre des principaux défis de la Force, au cours de votre mandat ?
Général Cruz : Je crois que le principal défi a été de faire face aux besoins urgents de l'après 12 janvier, notamment en matière d'ingénierie. Mon prédécesseur avait sollicité une augmentation d'effectifs de l'ordre de 2000 hommes, dont une partie devait être constituée d'ingénieurs. Il s'en rapidement suivi le déploiement des contingents de génie japonais et coréen. A la fin de l'année, nous avons reçu une nouvelle compagnie de génie provenant du Paraguay. Tous ces contingents sont venus s'ajouter aux compagnies brésilienne et équato-chilienne déjà sur place. Elles ont pratiquement travaillé nuit et jour pour enlever les débris dans les canaux, sur les routes et sur les sites où devaient être aménagés des camps d'hébergement. Le travail que ces compagnies ont réalisé a été tout simplement époustouflant.
Ces compagnies ont également dû préparer des sites pour abriter des écoles en remplacement de celles qui se sont effondrées, en accordant une priorité aux quartiers défavorisés comme Cité Soleil ou Bel-air. Ce travail en particulier, fait en coordination avec le Fonds des Nations Unies pour l'Enfance (UNICEF), j'en ai fait ma priorité. Car faire en sorte que les enfants puissent retourner le plus rapidement possible à l'école, c'est exactement cela, le maintien de la paix.
Question : Compte tenu des actions que vous avez évoquées, que reste-t-il à accomplir, pour les casques bleus, selon vous ?
Général Cruz : Il faut continuer à faire face aux problèmes de sécurité, contribuer à l'amélioration de la vie des communautés et aider au développement des capacités de la Police Nationale d'Haïti. Certes, ce n'est pas à nous de nous occuper des problèmes de la PNH, mais nous devons coopérer, et nous devons travailler ensemble. C'est ce que nous faisons. Je tiens aussi à ce que nous puissions continuer à mettre nos ressources au service des communautés, notamment en matière de travaux d'ingénierie, car les besoins sont immenses.
Question : En quoi votre expérience professionnelle vous a-t-elle aidé dans l'accomplissement de votre mission en Haïti ?
Général Cruz : J'ai eu des expériences dans des domaines divers. J'avais déjà travaillé en Haïti. Je connaissais assez bien le pays pour avoir été chef de bataillon. C'était un énorme avantage pour moi de connaitre les gens non seulement dans la région métropolitaine de Port-au-Prince mais à travers le pays. J'ai eu l'opportunité de visiter plusieurs endroits, plusieurs régions, au moins quarante communes. J'ai aussi travaillé aux Etats-Unis comme professeur assistant à l'Académie militaire américaine. Au sein du système des Nations Unies également, j'ai eu à occuper des postes élevés. Entre autres expériences, au Brésil, j'ai été professeur-instructeur à l'Académie militaire et comme officier d'Etat-major. Dans les années 90, je faisais également partie de l'équipe gouvernementale. J'ai donc été exposé à un environnement différent, qui est l'arène politique. J'ai beaucoup appris de ce nouvel environnement de vie. Et cela a été aussi l'occasion de me rendre compte qu'il y a des gens différents et qui ont un mode de pensée différent. Ma présence en Haïti a été pour moi très enrichissante.
Question : vous êtes au terme de votre mission en Haïti. Quel souvenir en garderez-vous ?
Général Cruz : Ce fut une expérience intense ; très intense. J'ai eu des échanges avec de nombreuses personnes, et beaucoup ont envie de s'investir, de s'impliquer dans la reconstruction du pays. Et j'admire énormément ces personnes qui veulent prendre leur avenir et celui de leur pays en main et aller de l'avant malgré les importants défis auxquels ils font face.
Question : Savez-vous déjà quel sera votre prochaine affectation ?
Général Cruz : Je retourne dans ma ville, Brasilia. Je rejoins l'état major de l'armée de mon pays. Ce sera un nouveau défi, mais ce sera différent de la réalité de la mission. Je vais m'occuper de relations internationales, notamment de ce qui a trait à la coopération bilatérale et au maintien de la paix
Question : Quel message souhaitez-vous adresser aux Haïtiens?
Général Cruz : Merci pour votre compréhension. Merci. Travaillons ensemble, continuons à travailler ensemble pour le bien-être de la nation, et ce, afin de développer une économie stable, un pays offrant des garanties de sécurité, où la population peut avoir espoir dans le futur et vivre dans la paix et l'harmonie.