Interview réalisée le 25 décembre avec
Djabrailov, 49 ans, et Danaiev, 43 ans.
Djabrailov et Danaiev sont originaires
de Chatoy. Ils sont tous les deux arrivés dans la vallée de la Pankisi
le 24 décembre. A la frontière géorgienne, ils ont été séparés de leurs
femmes et de leurs enfants, qui sont arrivés dans un premier temps. Leur
groupe réuni est composé de 24 personnes, issues de quatre familles différentes.
Toutes sont de Chatoy.
Djabrailov commence : "Nous avons quitté Chatoy le 11 décembre. Le vendredi 10 décembre, jour de prière, douze "deep bombs" (des bombes de fort tonnage, NDLR) et quatre missiles se sont abattus sur Chatoy. Les maisons proches de la rue centrale ont été rasées. La nôtre a elle aussi été touchée. Ce jour-là, neuf personnes sont mortes. Beaucoup d'autres ont été blessées".
C'est Danaiev qui poursuit : "Je dois vous raconter l'histoire de mon frère qui, à la fin du mois d'octobre, est mort brûlé dans sa voiture. Il voyageait avec une colonne de personnes déplacées qui venaient de Naour district, au nord de Grozny et de la rivière Terek, et se dirigeaient vers Chatoy, dans le sud de la République. Dans cette colonne, des personnes se trouvaient avec leur bétail qu'elles comptaient mettre à l'abri dans les montagnes du sud. La colonne de réfugiés a été bombardée. La voiture de mon frère a été touchée et son corps a brûlé à l'intérieur".
Danaiev, qui ne se trouvait pas dans la colonne au moment du bombardement, arrive sur les lieux quelques heures plus tard : "Nous n'avons pas pu sauver mon frère. Sous les tris et les bombardements incessants, il était impossible d'aller jusqu'à son véhicule, qui se trouvait de l'autre côté de la rivière. Nous n'avons pu atteindre son corps que six jours plus tard, le 4 novembre". Ce n'est qu'après de longues négociations avec les militaires russes au sol que Danaiev peut finalement récupérer la dépouille de son frère : Nous avons discuté avec un premier Kumik (un officier russe, NDLR). Nous l'avons payé. Puis nous sommes allés vois un deuxième officier, dans un véhicule blindé. Il nous a demandé pourquoi nous voulions passer. Il nous dit : "Là-bas, il ne reste plus que des morts"... Nous lui avons donné de l'argent et de la vodka. Il nous a finalement laissés passer et nous avons pu reprendre le corps de mon frère. Il ne restait plus que des os. Le bétail avait lui aussi été tué... Nous avons loué une voiture tirée par des mules, passé la nuit là avec des Kumiks car il commençait à faire nuit. Le lendemain, nous sommes sortis de la région et avons enterré mon frère". L'autre frère de Danaiev, chauffeur, se trouvait lui aussi dans la colonne de réfugiés, au volant d'un bus : "Il a lui aussi été blessé : une grenade est d'abord entrée par l'avant du bus mais n'a pas explosé, puis une roquette a touché le véhicule. Il y avait beaucoup de monde dans cette colonne. Les gens voyageaient avec des drapeaux blancs mais cela n'a pas empêché qu'ils se fassent tirer dessus".
Danaiev reprend le récit de son départ de Chatoy : "Le 11 décembre nous avons décidé de quitter Chatoy. La femme de mon frère défunt, venait de donner naissance à sa deuxième petite fille. Elle n'a pas voulu venir : elle a préféré s'enfuir sur Vashandaroi. Du fait de l'intensité des bombardements, elle était sûre qu'elle allait mourir et voulait rester sur sa terre avec ses deux filles.
De très nombreuses personnes sont restées là-bas, des vieux, des enfants. Beaucoup de bétail abandonné, aussi.
Dans ma famille, nous sommes six frères. Je suis le seul à être parti. Mes enfants sont aveugles : pendant la première guerre, ils ont été touchés par les éclats d'une bombe qui s'est abattue sur notre maison. Ils sont encore sous le choc. Aujourd'hui, on doit les guider partout". Les deux enfants de Danaiev sont là, eux aussi au moment de l'interview. Ils ont entre dix et treize ans et portent de grosses lunettes.
Danaiev poursuit : "Avant de partir, nous vivions dans la cave. Les avions russes volaient très bas et bombardaient continuellement. Peut-être savaient-ils qu'il n'y avait pas de combattants et qu'ils pouvaient se permettre de voler sans risque à très basse altitude. On pouvait voir la tête des pilotes... Lorsque les bombardements s'arrêtaient, nous nous précipitions en dehors de la cave pour aller chercher de la nourriture pas cuite, froide. beaucoup de vaches courent seule dans la nature.
Nous avions un Gaz (un petit camion, NDLR). Le 11 décembre à 2 heures du matin, toutes les personnes qui ont pu monter dedans s'y sont installées et nous avons essayé de nous rapprocher le plus possible de la frontière géorgienne. Nous avions de la nourriture et des vêtements mais nous avons dû abandonner le camion (en raison du mauvais état de la route, NDLR). Nous avons entendu dire qu'il avait été brûlé par les troupes russes parachutées.
Nous sommes arrivés à la frontière au lever du jour. Le 12 décembre dans l'après-midi, les femmes ont été forcées de passer la frontière par les gardes géorgiens. Ces derniers leur ont dit que les hommes passeraient plus tard. Les femmes hurlaient, pleuraient et ne voulaient pas partir sans leurs hommes. Finalement elles étaient tellement effrayées qu'elles sont passées.
Nous, les hommes, avons attendu neuf jours, dehors. Le 14 décembre, un garde frontière nous a dit que des snipers russes avaient été parachutés le long de la route menant à la frontière et qu'une femme et ses deux enfants avaient été tués. Cette femme ne devait pas savoir que la frontière était fermée. Ce jour-là, il y avait des avions et des hélicoptères qui, avec leur bruit caractéristique que les enfants connaissent bien, arrivaient de nulle part et bombardaient toute la région.
Le 19 décembre, quatre missiles se sont abattus dans la zone o=F9 nous étions installés. Il y a eu beaucoup d'éclats, mais personne n'a été blessé. Un hélicoptère est ensuite venu et a lâché une sorte de roquette vers notre groupe. En tout, nous étions plus d'une centaine : notre premier groupe d'hommes, plus des femmes et des enfants arrivés dans les jours qui ont suivi. Pendant ces jours d'attente à la frontière trois jeunes enfants sont mort de froid. Ce jour là, les gardes géorgiens nous ont finalement laissés passer. Nous avons encore attendu deux nuits de l'autre côté.
Bien que nous ayons demandé à être transférés vers Akhmeta (dans la région qui accueille la majorité des réfugiés tchétchènes en Géorgie, NDLR), nous avons été amenés à Kasbegi (à proximité de la frontière de l'Ossétie du Nord, en Fédération de Russie, NDLR)".
Djabraïlov, l'autre homme, reprend : " Nous ne voulions pas aller à Kasbegi. Nous avons donc quitter la zone frontière avec l'assurance que nous irions dans la région d'Akhmeta. Malgré cela, nous avons tous été transférés à Kasbegi. Là, les Omons géorgiens (les forces spéciales géorgiennes, NDLR) et un officiel russe chargé des situations d'urgence ont insisté pour que nous remontions tous vers Nazran, en Ingouchie (en territoire fédéral russe, NDLR). Ils nous ont menacés, nous ont enfermés dans un bâtiment. Comme nous refusions toujours d'aller à Nazran, un colonel géorgien nous a dit qu'il allait tous nous enterrer vivants car nous étions des provocateurs. Le même jour, une partie de notre groupe, environ 70 personnes, est partie vers la frontière, en direction de Nazran. Quant à nous, un policier géorgien nous avait conseillé de ne pas aller là-bas : selon lui les personnes (rapatriées en Fédération de Russie, NDLR) passaient la frontière en bus, puis étaient installées dans des camions et emmenées à une destination inconnue. Il s'agit certainement des camps de filtration (des camps russes de prisonniers, actifs pendant la première guerre, NDLR).
Le jour suivant, un colonel russe, selon lui représentant de l'EMERCOM (l'organisme russe chargé de la coordination de l'aide humanitaire, NDLR), est venu nous dire que tout s'était bien passé pour les personnes parties vers l'Ingouchie, qu'elles avaient été bien prises en charge, etc. Malgré cela, je ne voulais toujours pas partir, d'abord parce que continuais à penser que cela était risqué, ensuite parce que toute ma famille était installée à Akhmeta et je tenais absolument à la rejoindre. La pression s'est alors faite plus forte : les forces spéciales géorgiennes ont encerclé le bâtiment o=F9 nous nous trouvions. Nous avons été forcés de quitter le bâtiment puis continuellement harcelés, contrôlés, tourmentés. Tout était fait pour que les hommes de notre groupe s'énervent, déclenchent une bagarre et pour que les forces spéciales puissent intervenir. Mais nous avions passé un accord et nous n'avons pas bougé.
Une fois dehors, nous avons étalé nos couvertures à même le sol pour permettre au femmes et enfants de dormir. Les habitants locaux sont venus et ont mis la honte aux militaires en leur disant qu'il était scandaleux de laisser des femmes et des enfants dormir dehors. Grâce à eux, nous avons réintégré la maison pour la nuit. Le HCR, pour sa part, nous avait donné de la nourriture, du pain, des bougies et des couvertures.
Pendant la nuit un représentant géorgien que nous n'avions encore jamais vu est venu, il nous a dit que nous partirions en bus, le lendemain tôt. Nous sommes partis, accompagné du HCR, vers Zinvali (principal point d'enregistrement des réfugiés tchétchènes arrivant en Géorgie, NDLR). Là, toujours en présence du HCR, nous avons été étroitement fouillés : on a inspecté nos chaussures, nos vêtements, etc. J'avais un peu de vêtements pour les enfants : l'homme qui me contrôlait les a tous jetés par terre et a regardé mes effets un par un. Les femmes n'ont pas été fouillées... Après avoir inspecté le bus, nous avons pu repartir et avons été emmenés à Akhmeta, sous escorte policière. Le HCR, lui, était parti.
Nous sommes arrivés à Akhmeta le 23 décembre vers 21 heures. Nous avons enfin pu passer notre première nuit normale, dans une pièce chauffée avec des fenêtres et des portes. Nous avons pu dormir, c'était merveilleux !
Le matin du 24 nous avons été conduits vers Duizi (un des principaux villages géorgiens accueillant des réfugiés, NDLR). On nous a dit que nous serions enregistrés plus tard. Comme nous avions tous les passeports de nos familles, personne n'avait pu se faire enregistrer et n'avait pu recevoir de l'aide. A présent, c'est fait : nous avons reçu des couvertures, des matelas. Nous avons été bien accueillis : on nous a offert du thé et à manger. Sans l'aide du HCR nous ne serions pas ici !"
La femme de Djabraïlov prend à son tour la parole. Elle est infirmière et, avant le départ vers la Géorgie, donnait de temps en temps des coups de mains à l'hôpital de Chatoy.
"De temps en temps, des médicaments arrivaient de Géorgie. Ces médicaments étaient aussi distribués pour aider les combattants. Il y avait beaucoup de blessés principalement des personnes déplacées. Beaucoup de femmes et d'enfants. Beaucoup sont morts. Les médecins travaillaient nuit et jours, ils étaient tout le temps là. Le si bel hôpital que nous avions réhabilité avec vous (MSF était présent dans l'hôpital de Chatoy lors de la première guerre, NDLR)... Toutes les fenêtres étaient cassées. Et nous avons dû prendre les linges, les grosses couvertures, parfois même le lino du sol pour envelopper les morts.
Le 11 décembre, tous les médecins sont partis, sauf le docteur Issa qui est resté avec quelques infirmières locales. A ce moment là, l'hôpital était rempli de civils blessés. Les médecins sont tous partis vers Duba Yurt o=F9 il y avait une sorte de zone de transit pour les réfugiés. Nous aussi nous voulions partir là-bas, mais nous n'avons pas pu passer.
Ici, en Géorgie, les gens sont merveilleux. Ils nous aident, nous donnent de la nourriture. Mais nous sommes 24 dans une pièce, et avec l'arrivée des hommes ce n'est pas possible, demain nous allons essayer de déménager...
Tous droits réservés =A9 Médecins Sans Frontières