GOZ BEIDA, 11 June 2007 (IRIN) - Saïd Ibrahim Mustapha, ancien sultan de Goz Beida, la capitale du département du Dar Sila, dans le sud-est du Tchad, est un homme dont les opinions sur le conflit complexe qui sévit dans l'est du Tchad sont aujourd'hui écoutées avec attention par les diplomates et les travailleurs humanitaires.
Le département de Dar Sila abrite plus de 100 000 des 150 000 Tchadiens déplacés par les troubles qui secouent la région.
« Il nous aide à comprendre les complexités des relations sociales au sein des communautés locales et nous permet de savoir si les projets que l'on envisage de mettre en place fonctionneront ou non », a expliqué le directeur d'une ONG de Goz Beida.
« [L'ancien] sultan est l'un des rares à s'exprimer avec clarté et bon sens dans la région », a estimé Daniel Augstburger, haut responsable des secours d'urgence du Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires.
Enseignant de formation, Saïd était le principal leader du groupe ethnique dadjo, auquel appartient une majorité des populations déplacées de la région. Toutefois, il accuse à égale mesure toutes les parties prenantes d'être responsables des violences, et les a toutes encouragées à baisser les armes et à engager des pourparlers.
« Nous ne nous en sortirons que si nous éprouvons tous des regrets », a-t-il affirmé.
Néanmoins, en janvier, lorsque le sultan s'est vu contraint d'abdiquer, ses efforts de pacification ont été brutalement interrompus. Selon lui, le gouvernement l'aurait forcé à renoncer à ses fonctions ; il accuse en effet les autorités d'alimenter les violences.
L'ex-sultan s'exprime
Au cours d'un entretien, l'ancien sultan a commencé par expliquer ce qu'impliquait ce statut, généralement conféré à vie. « Je représentais l'intérêt de tous les citoyens du Dar Sila, qu'ils soient noirs ou arabes, bien qu'aujourd'hui, ils se soient en grande partie retournés les uns contre les autres ».
Dans le département du Dar Sila, une grande partie du territoire est aujourd'hui abandonnée, a-t-il déclaré.
« Cinq des neuf cantons du Dar Sila sont aujourd'hui déserts. Les habitants vivent les uns sur les autres dans quatre cantons », a-t-il poursuivi.
Selon lui, les pressions subies par les communautés d'accueil sont « terribles », notamment dans la ville de Goz Beida, où la population est passée de 5 000 à 50 000, sans que l'offre en biens ne parvienne à suivre la demande.
Le prix des denrées alimentaires de base telles que le mil et le sorgho sont en hausse et de nombreuses personnes déclarent ne pas avoir les moyens de se les procurer. L'eau est également devenue problématique, et les réserves de bois, pour la cuisine, ont été épuisées.
« Regardez les montagnes qui entourent Goz Beida, par exemple. Il n'y a plus d'arbres - il n'y a plus que des souches mortes. De même, une grande partie de nos terres fertiles est occupée par les personnes déplacées et les réfugiés. On ne peut pas continuer comme cela », a-t-il déclaré.
Les armes à feu
Saïd a expliqué que les communautés noires et arabes avaient vécu côte à côte dans le Dar Sila pendant des siècles et que les sultans qui l'ont précédé avaient pu résoudre les conflits entre les familles et les communautés de manière plus ou moins pacifique.
Ce qui a changé, a-t-il expliqué, ce sont les armes à feu. « Aujourd'hui, tous les groupes sont armés et nous ne pouvons plus les maîtriser ».
Il a été incapable de déterminer d'où provenaient ces armes.
« Je ne connais pas de marché aux armes à Goz Beida ni ailleurs dans la région », a-t-il dit. « Peut-être qu'elles sont arrivées du Soudan, d'une manière ou d'une autre ».
Toutefois, dans la région, le gouvernement tchadien est accusé, par les communautés noires et arabes comme par les travailleurs humanitaires, d'avoir armé et entraîné des milices locales afin qu'elles repoussent les communautés arabes des deux côtés de la frontière entre le Tchad et le Soudan.
Saïd a refusé de répondre à la question directement : « Je ne peux pas affirmer que le gouvernement fournit des armes à mes administrés, mais je sais qu'il les influence en leur insufflant l'idée [de prendre les armes] », a-t-il déclaré.
En revanche, il a exprimé clairement sa désapprobation quant à certains membres de sa propre communauté (les Dadjo), qui ont formé des groupes armés de défense civile.
« Cela ne fait qu'aggraver les choses », a-t-il affirmé. « Les milices sont devenues les marionnettes du gouvernement ».
Le Darfour dans l'équation
Pour Saïd, les problèmes qui touchent la région du Dar Sila proviennent au moins en partie des tensions constantes entre les gouvernements de N'djamena et de Khartoum, et de la violence au Darfour.
Jusqu'en 2003, époque à laquelle les réfugiés ont commencé à affluer du Soudan au Tchad et où la guerre au Darfour a commencé à sévir plus près de la frontière tchadienne, les groupes arabes tchadiens vivaient généralement en harmonie avec les communautés noires, a-t-il dit.
Par la suite, les milices arabes, connues au Soudan sous le nom de janjawid, ont commencé à mener des raids au-delà de l'invisible frontière qui sépare le Tchad du Soudan pour voler du bétail, tuer les populations et brûler des habitations.
Plusieurs groupes arabes tchadiens, et peut-être aussi quelques groupes issus des communautés noires, ont été contraints ou convaincus de se joindre à ces milices.
« Cela a engendré une haine et une méfiance au sein des populations noires du Dar Sila, qui ont commencé à mettre les Arabes tchadiens dans le même panier que les janjawids soudanais », a-t-il dit.
Saïd accuse également les 250 000 Soudanais réfugiés dans l'est du Tchad, contraints à fuir du Darfour par une campagne de violence et de meurtres menée par les milices arabes soutenues par les autorités soudanaises ; selon lui, ces populations réfugiées auraient « transmis » aux communautés noires tchadiennes leur haine des Arabes.
Des groupes issus des communautés noires ont commencé à se procurer des armes à feu, des lances, des arcs et des flèches pour constituer des forces de défense villageoises connues dans la région sous le nom de « toroboro ». « Les Soudanais ont contribué à convaincre les Tchadiens de s'armer contre les Arabes », a-t-il estimé.
« Ce terme de [milices] "janjawid" n'existait pas auparavant dans notre vocabulaire. Le mot " toroboro" [milices noires] non plus. Ces mots sont venus du Soudan. On ne les connaissait pas avant 2003 », a-t-il noté.
Aucune issue aux hostilités
Saïd a estimé que ses tentatives pour apaiser les hostilités entre les groupes ethniques noirs et arabes du Dar Sila avaient échoué essentiellement parce que le gouvernement n'avait pas « joué son rôle ».
A terme, en raison de ses différences d'opinion avec le gouvernement sur la manière de résoudre la crise, il lui est devenu impossible de conserver son statut de sultan.
« Les communautés qui en sont venues à se détester doivent être maintenues séparées par des forces armées », a-t-il affirmé à IRIN, mais les soldats du gouvernement sont trop occupés à traquer les dissidents pour consacrer le temps qu'il faudrait à ces communautés.
Au contraire, a expliqué Saïd, le gouvernement encourage les communautés ethniques noires, et notamment les Dadjo, à constituer des groupes de défense civile pour combattre les forces présumées pro-soudanaises. Les jeunes de la région ont été particulièrement influencés par ces incitations, a-t-il souligné.
« J'ai dû renoncer à mes fonctions lorsque les milices dadjo m'ont demandé de soutenir leur plan pour exterminer les Arabes de la région et que j'ai refusé », a-t-il raconté. « Les milices sont contrôlées par les politiciens, alors j'ai finalement compris que je n'avais pas d'autre choix que d'abdiquer ».
Tenu au secret
Après son entretien avec l'ancien sultan, le journaliste d'IRIN s'est rendu auprès d'Ali Rahama, Secrétaire général du gouvernement dans le département du Sila. Celui-ci a nié un grand nombre des propos tenus par le sultan.
« Le gouvernement n'a rien à voir avec l'abdication du sultan », a-t-il déclaré. « C'est sa propre communauté qui s'est retournée contre lui ».
M. Rahama a également nié le fait que le gouvernement armerait des groupes de miliciens ou encouragerait la formation de tels groupes.
Mais il a également déconseillé à IRIN de tenter de parler de nouveau à l'ancien sultan. « Désormais, tout journaliste surpris en train de s'entretenir avec lui sera mis en prison », a-t-il déclaré.
Par la suite, un autre fonctionnaire a tenté de rejeter la remarque du Secrétaire général. « Je pense qu'il plaisantait », a-t-il affirmé.
« Mais bon, vous ne devriez pas aller voir l'ancien sultan avant quelque temps ».
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