Pierre Hazan
Dès lundi, les largages, hautement médiatisés, d'aide humanitaire au-dessus de l'Afghanistan par des avions militaires américains ont immédiatement provoqué la réaction inquiète des grandes organisations non gouvernementales (MSF, MDM, Oxfam...). Elles y dénonçaient l'inefficacité de cette «coalition militaro-humanitaire» du point de vue de l'assistance alimentaire, l'assimilant à une opération de propagande américaine et ne cachant pas leur préoccupation face au risque d'être assimilé à l'une des parties au combat. Hier, dans un entretien avec Le Temps, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) est sorti de sa réserve pour emboîter " très prudemment " le pas à ces critiques.
Jean-Daniel Tauxe, le chef des opérations du CICR, estime que «les largages aériens ne sont ni techniquement, ni professionnellement la meilleure façon de répondre aux besoins de millions d'Afghans. Car il n'y a personne au sol pour surveiller que la distribution aille aux personnes vulnérables, et non par exemple, aux combattants». En termes très diplomatiques, le président du CICR, Jakob Kellenberger, qui rencontrait le ministre allemand des Affaires étrangères, Joschka Fischer, à Berlin, a déclaré lui aussi qu'il espérait que «les biens parachutés parviendront aux personnes qui en ont besoin». Une manière polie de dire qu'il en doute. Difficile vraisemblablement d'être plus direct avec les Etats-Unis qui assurent 40% du budget «terrain» du CICR. Apparemment, les avions américains auraient lancé 37 500 rations journalières de vivres pour un seul jour, alors que la population en état de malnutrition dépasse les cinq millions de personnes. Signe révélateur: le CICR, principal opérateur humanitaire avec le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations unies en Afghanistan, n'avait pas été informé de ces parachutages «humanitaires». Jean-Daniel Tauxe souligne aussi le fait que l'Afghanistan est l'un des pays les plus minés au monde, espérant que ces largages ne provoquent pas de victimes supplémentaires.
Interrogé sur le fait que les avions militaires américains jettent à la fois des bombes et des vivres, le chef des opérations du CICR note que ce mélange des genres entre l'humanitaire et le militaire risque de provoquer «un rétrécissement de l'espace humanitaire». Avec peut-être des conséquences dramatiques qui pourraient se répercuter à des milliers de kilomètres de l'Afghanistan: «Je crains que les humanitaires n'apparaissent plus comme des acteurs neutres et indépendants. Pas tellement en Afghanistan o=F9 nous sommes bien connus, mais sur d'autres terrains d'intervention», affirme Jean-Daniel Tauxe. Ils seraient alors susceptibles d'être pris pour cible par les belligérants. Cette inquiétude n'est pas nouvelle, d'autant que les humanitaires ont été victimes ces dernières années de nombreux assassinats. La Revue internationale de la Croix-Rouge dans son numéro de mars 2000 consacré à la guerre au Kosovo dénonçait déjà les effets négatifs liés aux opérations militaro-humanitaires, «avec les risques de plus en plus grands qu'encourent les travailleurs humanitaires, d'autant qu'il devient parfois difficile de les distinguer de membres de forces armées engagés dans des opérations militaro-humanitaires, appelées interventions humanitaires».
Last, but not least, Jean-Daniel Tauxe s'inquiète du fait que les projecteurs sont désormais braqués sur l'Afghanistan, mobilisant l'énergie et les moyens que la communauté internationale refusait encore de mettre à disposition avant le 11 septembre, reléguant dans l'ombre des situations aussi dramatiques sur le plus humanitaire, comme en République démocratique du Congo ou au Sud-Soudan.
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