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Rwanda

Rwanda, 20 ans après : « ce qu’il me reste de cette histoire, c’est une grande tristesse »

Le 13 avril 1994, le Dr Jean-Hervé Bradol, responsable des programmes MSF au Rwanda et au Burundi, arrivait à Kigali avec son équipe d’urgence pour ouvrir un programme chirurgical et soigner les rescapés. Vingt ans après, c’est aux centaines de collègues MSF rwandais massacrés qu’il rend hommage.

« Le lendemain de notre arrivée, avec les médicaux du CICR, nous sommes allés au principal hôpital de Kigali où il était prévu que nous travaillions. Là, avec le coordinateur médical du CICR, on a immédiatement constaté qu’il était impossible de travailler là parce qu’on y tuait les blessés, et notamment les blessés Tutsis. Donc on a décidé de s’associer au CICR pour monter un hôpital de campagne sur un terrain privé mitoyen de la délégation du CICR et occupé par un centre religieux. Le chef de délégation du CICR et ses adjoints s’occupaient d’obtenir les autorisations du gouvernement intérimaire, le gouvernement du génocide si l’on peut dire, une autre équipe installait à partir de zéro l’hôpital de campagne et le faisait tourner, et une troisième équipe, à laquelle j’appartenais, partait le matin en ville pour ramasser des blessés dans les institutions qui hébergeaient encore des Tutsis ou des opposants. Il s’agissait la plupart du temps d’institutions religieuses où les gens s’étaient regroupés dans l’espoir d’être protégés, ce qui n’était absolument pas le cas : en général, les miliciens et les militaires arrivaient à y rentrer, prélevaient une partie des personnes qui s’y étaient réfugiées pour les massacrer.

Quand on passait les barrières des miliciens, ils nous expliquaient que notre travail ne servait à rien, parce qu’ils avaient prévus de tuer tous les Tutsis de toutes façons. En pratique, c’était impossible de transporter des hommes adultes. On arrivait parfois à transporter les femmes et les enfants, sans que ce soit toujours garanti. Le 14 avril, des collègues de la Croix-Rouge rwandaise ont vu les miliciens faire sortir les blessés de leurs ambulances et les massacrer sur le bord de la route.

Donc mon travail, c’était de trier les blessés : puisque le transport était dangereux, il fallait que l’intervention chirurgicale soit vitale. Donc j’essayais de voir, pour chaque blessé, si ça valait le coup ou pas de leur faire prendre le risque de traverser une partie de la ville et toutes les barrières de miliciens. Quand les blessures étaient moins graves, on donnait des soins sur place, en sachant que ces gens-là n’avaient pas tant besoin de recevoir des soins que d’échapper aux miliciens qui avaient prévus de les tuer.

Malheureusement, il nous a fallu quelques jours pour comprendre que les patients ne pouvaient absolument pas quitter l’hôpital et retourner en ville sous peine d’être menacés de mort. Ensuite, on s’est organisé, on a réquisitionné les maisons voisines pour étendre nos capacités d’accueil et héberger les blessés soignés, même quand ils auraient pu rentrer chez eux.

On s’attendait tous à des massacres après l’assassinat du président, c’était évident pour tout le monde. Le processus de négociation politique et la mise en œuvre des accords d’Arusha n’avançaient absolument pas. Donc tout le monde s’attendait à une irruption de grande violence, avec beaucoup de blessés parmi les non combattants, et en particulier les Tutsis. Mais les évènements étaient très impressionnants, ils se déroulaient très vite, et donc on avait vraiment le sentiment de courir après l’histoire pour comprendre ce qu’il se passait.

Une autre grande difficulté à laquelle on a dû faire face, c’est le détournement des secours à des fins criminelles, pour tuer des gens. Pendant le génocide, c’était évident. Les lieux de refuge se sont transformés en abattoir. Des hôpitaux, des centres religieux où les gens auraient dû normalement être accueillis et protégés, ont été au contraire des lieux privilégiés d’exécution. Les gens se regroupaient là, leurrés par la perspective que ces églises ou ces hôpitaux puissent les protéger. Cette dimension-là a persisté pendant toutes les années du conflit.

Au Zaïre, après la victoire du Front Patriotique Rwandais en juillet 1994, les auteurs du génocide contrôlaient les camps de réfugiés, détournaient toute une partie de la nourriture qui était destinée aux réfugiés pour la revendre à des commerçants tanzaniens ou congolais. Ces revenus leur permettaient de reconstituer leurs forces et de repartir à l’assaut au Rwanda.

On a aussi été confrontés à nos propres limites. Il y avait de grandes épidémies de dysenterie dans les camps de réfugiés et de déplacés. L’antibiotique qu’il nous aurait fallu n’existait pas sous forme générique, c’était beaucoup trop cher pour les organismes humanitaires, et nous n’avons pas pu lutter efficacement contre la dysenterie. On n’avait pas non plus la nourriture spécialisée pour les enfants qu’on a aujourd’hui. Donc les enfants sévèrement malnutris récupéraient beaucoup moins vite et abandonnaient souvent le traitement.

La crise rwandaise a été le point de départ de l’analyse critique des performances des humanitaires, celui d’une deuxième vague de professionnalisation de l’humanitaire contemporain. On a tous été obligés de se remettre en question parce que les volumes d’intervention, l’importance des mortalités, la sévérité des situations nous avaient mis face à notre propre impuissance technique.

Ce qu’il me reste de cette histoire, c’est une grande tristesse. Parce qu’on a perdu énormément de collègues. On ne sait pas exactement combien. Nos bureaux ont été pillés, nos listes de personnel détruites, donc il était impossible de faire un décompte exact. Mais on estime que pendant le génocide, au moins 200 de nos collègues rwandais ont été massacrés. Je pense encore maintenant qu’on aurait pu mieux s’organiser pour essayer d’aider nos collègues à s’enfuir. On a été tellement surpris par l’ampleur et la radicalité des évènements que l’on n’a pas toujours fait ce qu’il fallait en tant qu’institution pour aider nos collègues. J’en garde une vraie tristesse. »